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Les jihadistes français partis en Syrie et en Irak sont-ils des instruments diplomatiques ?

Vincent Brengarth 17/01/2018
La question de leur retour interroge notre capacité collective à reconnaître une application égale de la règle de droit, même à l’égard de ceux qui s’en sont affranchis.

La question du retour des jihadistes français sur le territoire national occupe une part importante dans le débat public, à la mesure des difficultés juridiques, diplomatiques et humaines qu’elle pose. Elle interroge notamment sur notre capacité collective à reconnaître une application égale de la règle de droit, principalement à l’égard de ceux qui s’en sont affranchis en bafouant les valeurs humaines les plus élémentaires. Elle éprouve aussi notre capacité à mettre de côté nos émotions, afin de préserver les règles qui nous distinguent de ceux que nous combattons.
La ministre des armées, Florence Parly, a récemment déclaré que, dans la partie contrôlée par les Kurdes en Syrie, les autorités locales se prononceraient sur la responsabilité éventuelle des ressortissants français concernant les crimes ou délits commis sur ce territoire, et que les institutions irakiennes le permettaient en l’état.
Ces déclarations confirment la position adoptée par le gouvernement il y a maintenant plusieurs mois. En novembre 2017, Emmanuel Macron exposait en effet sa doctrine du “cas par cas” pour les femmes et les enfants, tout en reconnaissant la compétence des juridictions en Irak pour juger nos ressortissants, pays avec lequel la France a conservé ses relations diplomatiques. Comme le reconnaissait notamment Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires Etrangères, la situation était toutefois plus complexe en Syrie, en l’absence de “gouvernance avérée”.
La question du retour des jihadistes français sur le territoire national éprouve notre capacité à mettre de côté nos émotions, afin de préserver les règles qui nous distinguent de ceux que nous combattons.
Cette doctrine érigée par l’Etat sur la question du retour des jihadistes, encore mouvante dans son application mais d’apparence cohérente, a connu une évolution avec les déclarations du porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux, début janvier 2018: “… si dans la partie kurde de la Syrie, dans le Kurdistan syrien, il y a des institutions judiciaires qui sont en capacité d’assurer un procès équitable avec des droits de la défense assurés… elles seront jugées là-bas…”. Après être resté silencieux sur le sort des Français détenus par les Kurdes en Syrie, qui semblaient vouloir les rendre, le gouvernement a fini par admettre leur justiciabilité sur place, sans pour autant se prononcer sur la légitimité de ce “Kurdistan syrien” ni sur la nature de ses “juridictions” que l’on devine encore très balbutiantes.
Le gouvernement semble ainsi attaché à vouloir reconnaître la souveraineté de forces étrangères, tout en y trouvant le prétexte de répondre à la sommation de l’opinion publique qui sourcille à l’idée de voir ceux, qu’elle ne considère plus véritablement comme ses ressortissants, réintégrer notre sol.
A ce stade, un bref rappel juridique s’impose. En vertu de ce que l’on appelle la compétence personnelle active, le citoyen français doit pouvoir répondre des actes qu’il commet, même à l’étranger, devant les juridictions françaises. Cette compétence peut entrer en conflit avec la compétence territoriale de l’Etat étranger, sur le sol duquel est présumé avoir été commis le crime ou le délit, ou avec la compétence liée à la nationalité de la victime. Ce conflit de compétence ne trouve pas de résolution automatique.


Le conflit de compétence entre la France (compétence du fait de la nationalité) et un Etat étranger reconnu (du fait de la commission de l’infraction sur son sol) ne peut se résoudre sans aborder la problématique des relations diplomatiques.
Soit l’on considère que les juridictions étrangères sont compétentes pour juger les comportements qui troublent, au premier chef, leur ordre public, soit l’on considère que la nationalité de l’auteur supposé des infractions doit l’emporter sur le critère territorial, et donc entraîner la compétence des juridictions françaises. Dans le prolongement de cette seconde possibilité, l’on relèvera que c’est ordinairement le sens de l’attribution de la protection consulaire (lorsqu’elle est possible comme en Irak) que de favoriser l’application des droits tels que prévus par la France, si les garanties offertes par les juridictions étrangères sont insuffisantes.
L’on voit que, derrière la compétence territoriale, la question principale qui se pose est celle de la souveraineté. Le conflit de compétence entre la France (compétence du fait de la nationalité) et un Etat étranger reconnu (essentiellement du fait de la commission de l’infraction sur son sol) ne peut donc se résoudre sans aborder la problématique des relations diplomatiques.
Ainsi, la France et l’Irak entretiennent officiellement des relations diplomatiques, ce qui est de nature à faciliter la résolution du conflit de compétence. Plus encore, François Hollande, alors encore Président, s’était rendu en Irak en janvier 2017, et avait affirmé que l’action contre l’Etat islamique en Irak permettrait de prévenir le terrorisme en France. Il aurait donc été impensable, dans ces conditions, de justifier publiquement une mise à l’écart des juridictions irakiennes. La judiciarisation en Irak de nos ressortissants confirme ainsi les bonnes relations entre deux Etats coalisés contre le terrorisme et respectueux de leurs souverainetés réciproques.
Un problème de taille subsiste cependant. Ce dernier est inhérent à l’application de la peine de mort en Irak, notamment dénoncée par Amnesty International. Par conséquent, il serait particulièrement singulier de renoncer à notre compétence, même au nom de la diplomatie, sans offrir les garanties d’une équivalence, tant dans les conditions du procès, que dans les peines encourues. Rappelons en outre que l’application de traitements inhumains ou dégradants peut s’opposer à l’extradition d’un étranger. Il serait dès lors particulièrement incohérent qu’un ressortissant national ne bénéficie pas de la même protection que l’étranger appréhendé sur notre sol.


Un problème de taille subsiste cependant. Ce dernier est inhérent à l’application de la peine de mort en Irak, notamment dénoncée par Amnesty International.
Pour la Syrie, les relations diplomatiques avec le régime de Bachar El Assad sont rompues par la France depuis 2012, même si longtemps, un lien a été entretenu uniquement à la faveur de ce que Manon-Nour Tannous qualifie “d’arrière-pensées, comme dans un jeu de billard à trois bandes” et donc d’intérêts dépassant la relation entre les deux Etats. Selon la vision française, le sort de nos ressortissants ne concerne donc pas les juges de Damas.
Reste que des relations sont toujours possibles, du moins dans leur principe, avec les Kurdes en Syrie.
Les Kurdes, qui ont participé aux combats contre l’Etat islamique, sont dans l’attente d’une reconnaissance par la communauté internationale sur le modèle encore inaccompli du Kurdistan irakien. De ce point de vue, le sort des Français qu’ils détiennent peut être un instrument diplomatique. Dès lors, admettre la possibilité que nos ressortissants soient jugés par les Kurdes consisterait à reconnaître tacitement la légitimité de leurs supposées juridictions, et donc la souveraineté d’un nouveau territoire. Selon ce procédé, le sort de nos ressortissants peut sembler secondaire par rapport à la vision stratégique française sur le devenir de la Syrie, qui comprend notamment l’abattement de son régime actuel. Notons que ce message envoyé à la communauté kurde concernerait également la Turquie, dont le Président dénonçait encore récemment le soutien militaire apporté au PYD/PKK en Syrie par les Américains, et surtout la Russie, fervent défenseur du régime de Bachar El Assad.


Admettre la possibilité que nos ressortissants soient jugés par les Kurdes consisterait à reconnaître tacitement la légitimité de leurs supposées juridictions, et donc la souveraineté d’un nouveau territoire.
Ainsi, si nos ressortissants sont laissés entre les mains de juridictions dont nous ignorons tout (notamment si elles pratiquent la peine de mort ou respectent effectivement des procédures équitables ou les conditions dans lesquelles leurs décisions pourraient être reconnues), la diplomatie progresse dans le sens voulu par la France. Le fait est d’autant plus paradoxal que la compétence territoriale dont pourraient arguer les Kurdes suppose l’octroi d’un territoire officiellement reconnu par la Communauté internationale, ce qui n’est actuellement pas le cas. Curieux ordre des choses que de réclamer une reconnaissance, en excipant d’une éventuelle compétence territoriale qui suppose un territoire déjà existant…
Les Français partis faire le jihad, titulaires indiscutables d’une nationalité qui fait naître des droits, se retrouvent ainsi au cœur d’enjeux diplomatiques que la lutte contre le terrorisme, parce qu’elle impose une solution internationale, galvanise.
Au surplus, cette résolution foncièrement diplomatique pourrait demain avoir pour autre avantage que de favoriser un traitement individualisé des cas, s’agissant notamment des Français particulièrement recherchés que les magistrats instructeurs sont susceptibles de vouloir interroger, dont Emilie König. Les relations diplomatiques seraient préservées, sans qu’elles n’entraînent de “privations” à accéder à des informations intéressant la sécurité nationale.
L’ensemble de ces questions ne règle cependant pas le sort des enfants et de leurs mères pour lesquels, en particulier à l’égard des premiers, l’humanitaire doit prendre le pas sur la dimension diplomatique (Irak) et stratégique (Syrie).
Quoi qu’il en soit, si la question du sort des ressortissants français peut paraître épineuse, elle stimule les effets d’aubaine et reste la proie de considérations diplomatiques qui dépassent largement les sorts individuels.