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Chez le personnel navigant, les agressions sexuelles sont plus que courantes, elles sont implicites

Jamie Feldman 06.01.2018
HARCÈLEMENT – Caroline Bright entamait son dernier vol de la journée quand elle s’est rendue compte qu’un des pilotes lui rappelait quelqu’un.

“Je fouillais ma mémoire. Quelqu’un de connu? Qui me rappelait-il?”, raconte-t-elle au HuffPost américain. Elle s’est soudain rendu compte qu’il ressemblait à son père.

“Après avoir atterri, nous attendions la navette pour rejoindre notre hôtel et je lui ai dit que j’avais trouvé, qu’il était le portrait craché de mon père. J’avais une photo de lui sur mon téléphone. Je l’ai montrée au copilote en lui demandant s’il voyait la ressemblance.”
La réaction du pilote? “Tu veux que je te fasse sauter sur mes genoux?”
“J’étais écœurée. Je me suis tournée vers lui et lui ai jeté un regard incrédule. Il s’est contenté de hausser les épaules. Je me rappelle avoir pensé à ce moment-là que j’avais dû dire quelque chose de déplacé.”
D’après les récits recueillis par le HuffPost américain auprès d’hôtesses de l’air, en activité ou non, l’histoire de Caroline Bright n’est qu’un exemple parmi tant d’autres du harcèlement et des agressions sexuelles qu’elles subissent dans l’exercice de leur métier. Alors que les témoignages ne cessent d’affluer dans tous les secteurs professionnels, on ne peut plus nier l’existence d’un sexisme inhérent au transport aérien, qui trouve ses origines dans la sexualisation des femmes.
Des avances inappropriées au pelotage en règle, en passant par le contact physique forcé, les agressions et le harcèlement sont une réalité que le personnel navigant que nous avons rencontré semble considérer comme parfaitement banale. Toutes, sans exception, ont déclaré avoir subi une forme ou une autre de contacts physiques non consentis pendant leur service.
C’est ce qui pousse certaines à partir.
Lanelle Henderson a travaillé pour Kiwi Airlines dans les années 1990, et un peu moins d’un an pour AirTran, qui n’existe plus non plus, en 2004. Elle explique au HuffPost américain que son expérience dans les années 2000 l’a convaincue de changer de métier.
Un jour, un passager passablement éméché a commencé à lui faire des avances pendant un vol de Dallas à Fort Worth. “Il m’a d’abord attrapé la main et fait des compliments, ce que je trouvais flatteur au début. Et puis il s’est mis à caresser ma jambe. C’était très gênant car le passager derrière lui me regardait d’un air de dire: ‘Comment allez-vous réagir?’ J’étais novice, interloquée. J’ai essayé de rester polie.”
LANELLE HENDERSONHenderson aboard an AirTrain flight during training for her time as a flight attendant for the airline in 2004.
“Le passager m’a ensuite bloquée dans l’allée, m’empêchant de passer d’une cabine à l’autre, puis a fini par me mettre la main aux fesses. Le témoin de la scène s’est interposé: ‘Monsieur, ça suffit. Cette jeune femme n’est pas là pour assouvir vos désirs.'”
Les hôtesses de l’air ont expliqué au HuffPost américain que dans ce secteur des services, on exige très souvent d’elles qu’elles appliquent le principe du “client est roi”, ce qui empêche la plupart de réagir face au harcèlement.


Ils ne vont pas interrompre le vol. En plus, tout le monde va t’en vouloir: tu n’as pas l’esprit d’équipe, tu fais des histoires.
Dawn Arthur a perdu toutes ses illusions pendant les huit années où elle a travaillé dans le transport aérien commercial et privé. “J’étais super enthousiaste [avant de devenir hôtesse de l’air]. Je trouvais ce métier tellement sympa. Et puis je me suis aperçu que je n’étais absolument pas soutenue. Les pilotes ne sont pas formés pour gérer les agressions et ils ne veulent pas en entendre parler. Ce n’est pas leur boulot.”
Elle raconte avoir été “coincée et tripotée” par des passagers et explique que les hôtesses n’osent pas réagir pour éviter des retards ou des conflits pendant le vol. “Si quelqu’un te touche ou te menace, personne ne fera rien. Les horaires sont très contraignants. Ils ne vont pas interrompre le vol. En plus, tout le monde va t’en vouloir: tu n’as pas l’esprit d’équipe, tu fais des histoires.”
Si la tendance à garder pour soi les agressions sexuelles est bien ancrée dans la profession, Mandalena Lewis, ex-hôtesse de l’air, a tenté de changer les choses. Elle a non seulement dénoncé ce qui lui est arrivé, mais une procédure judiciaire est en cours contre son ancien employeur, WestJet. Notamment parce qu’il l’a licenciée à la suite de cet événement.
Selon elle, la compagnie aérienne canadienne n’a pas pris la peine de gérer de manière adéquate cette agression sexuelle, ni celles que d’autres femmes ont subi, un groupe qu’elle représente aujourd’hui dans son affaire judiciaire.
Elle a raconté au HuffPost américain son agression, qui a eu lieu en 2010, et elle a ensuite découvert que d’autres femmes s’étaient plaintes de ce même pilote. “Au cours d’une escale à Maui, tout le personnel navigant s’est retrouvé pour manger et boire un verre, ce qui se fait régulièrement”, explique-t-elle. “Le capitaine nous a invités à poursuivre la soirée dans sa chambre. J’étais hôtesse de l’air depuis deux ans à peine et j’étais partie pour suivre le mouvement. Finalement, j’y suis allée seule. Le copilote était dans la chambre d’à côté et sa porte était entrouverte.”
Elle explique que le pilote avait une attitude “très paternelle”, jusqu’au moment où ils sont allés sur le balcon. “Il n’y avait rien de déplacé, et je ne lui avais rien laissé espérer”, poursuit-elle. “Sur le balcon, il a commencé à me poser des questions carrément indécentes: si je m’adonnais à des plaisirs solitaires, si je me masturbais, etc.”
MANDALENA LEWISLewis outside of a Vancouver court during the strike hearing.
Lorsqu’elle s’est retournée pour quitter la chambre, le pilote s’est jeté sur elle, raconte-t-elle. “Au début il faisait comme s’il s’agissait d’un jeu, puis il est devenu de plus en plus agressif. Il m’a attaquée trois fois. Les deux premières, il m’a attrapée par derrière et m’a tenu les bras, en faisant des remarques sur ma force.”
“La troisième, il m’a attrapée, m’a mise sur le lit et a écarté mes cuisses. Il m’a touché le visage, en me disant que j’en avais envie et que j’étais vraiment très forte.” Elle a réussi à placer ses talons sous lui et à le repousser brutalement. “Il est tombé en arrière sur le meuble de la télé. Je tremblais, des larmes coulaient le long de mes joues.” Elle explique que la compagnie aérienne a fait en sorte qu’ils ne travaillent plus ensemble mais n’a pris aucune mesure pour le licencier.
En 2015, pendant un cours de gestion des ressources humaines, elle raconte avoir souligné le manque de formation autour des violences sexuelles. La personne qui animait la séance n’a pas fait grand cas de ses inquiétudes mais, à la fin, plusieurs personnes sont venues la voir pour la remercier d’avoir abordé le sujet. “Quelques mois plus tard, j’étais en escale à Toronto et j’ai reçu un message sur Facebook d’une femme qui m’expliquait avoir assisté au cours et me demandait si elle pouvait m’appeler pour me raconter son histoire”, poursuit-elle.
“Évidemment, elle m’a raconté qu’elle a été violée, en 2008, par ce même pilote. Nous ne nous connaissions pas et ne connaissions pas nos histoires respectives”, précise-t-elle. Elle ajoute qu’elles ont toutes les deux pris un avocat assez rapidement, mais que l’autre femme a fini par trouver un arrangement avec la compagnie. “Nous avons laissé tomber le recours collectif et j’ai maintenu ma plainte individuelle pour licenciement abusif et négligence” début 2016.
Le 9 novembre, la compagnie a contesté les faits, déclarant que les employées devaient porter leur cas auprès du défenseur des droits ou du conseil de prud’hommes au lieu “d’engager des poursuites judiciaires”, rapporte Global News. Robert Palmer, directeur des relations publiques pour WestJet, refuse de commenter les “procédures en cours” mais déclare que la compagnie “s’engage à favoriser un climat sain, sans harcèlement, respectueux de la dignité de tous les employés”.
Même si les chiffres diffèrent d’une compagnie à l’autre, et même s’ils ont légèrement évolué avec le temps, la profession demeure à 80% féminine. Pourtant des hommes disent aussi d’avoir subi des avances inappropriées.
Un steward de JetBlue, qui s’exprime sous couvert d’anonymat, raconte au HuffPost américain avoir été tripoté à maintes reprises, tant par des hommes que par des femmes. Ces passagers font référence au mile-high club (un concept désignant toutes les personnes qui ont fait l’amour dans un avion) et lui demandent s’il ne voudrait pas les suivre à l’arrière de l’avion.
Si la situation dégénère, l’équipage peut en informer le pilote qui décide s’il faut agir, soit en s’expliquant avec le passager ou, en cas d’extrême nécessité, en le faisant sortir de l’avion. “Dix fois sur dix, il nous soutient. Mais dérouter un avion ou faire sortir quelqu’un est bien sûr une solution de dernier recours”, nous dit-il.
Pour les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues, ignorer ces comportements inappropriés est devenu une habitude. La plupart disent que même si elles voulaient faire quelque chose, le manque de formation était rédhibitoire.
Sara Nelson, présidente mondiale du syndicat CWA, travaille depuis 21 ans comme hôtesse chez United Airlines. Elle indique au HuffPost américain qu’à sa connaissance –et d’après les 50.000 hôtesses et stewards que le syndicat représente, et qui travaillent pour une vingtaine de compagnies différentes– aucun protocole n’existe pour gérer ce type d’incidents.
“À l’heure actuelle, la formation est quasi inexistante”, dit-elle. “Nous sommes formés à gérer les agressions et les comportements agressifs à bord d’un avion, mais l’agression sexuelle n’est pas reconnue comme un délit à part entière.”
ASSOCIATION OF FLIGHT ATTENDANTS-CWASara Nelson, international president of the Association of Flight Attendants-CWA and a 21-year United Airlines flight attendant. 
Elle ajoute qu’il est plus simple pour une hôtesse de continuer à travailler que de se confronter au passager ou de solliciter le pilote.
“C’est un espace confiné, où notre rôle est de désamorcer des conflits en permanence”, explique-t-elle. “Vendredi, j’ai abordé le sujet avec un groupe d’hôtesses dont l’ancienneté allait de six mois à dix ans. Elles disaient en gros: ‘On doit constamment apaiser les tensions, alors parfois je choisis de ne rien dire. Si quelqu’un me caresse les fesses ou m’oblige à m’assoir sur ses genoux, je lui dis d’arrêter et je me remets au boulot.'”
Les allégations dans les autres secteurs professionnels ont libéré la parole, mais elles ont aussi encouragé ceux qui ont l’impression que, dans le ciel, “tout est permis”. “Cette semaine une hôtesse m’a raconté qu’un type assis dans les dernières rangées a demandé, suffisamment haut pour que l’hôtesse entende: ‘Quand est-ce qu’on nous sert à boire, chérie?’ Puis il a ajouté: ‘Par les temps qui courent, je risque de me retrouver au tribunal pour avoir utilisé le mot chérie’, provoquant l’hilarité des hommes autour de lui.”
Elle avoue que les choses lui semblent pires qu’à ses débuts, en 1996. Les avions ont de moins en moins de personnel et sont de plus en plus bondés. “Suite à une simple question posée à nos membres sur l’état actuel des choses, les témoignages ont afflué en masse”, ajoute-t-elle.
Est-ce vraiment pire qu’avant? Pas si l’on en croit un groupe Facebook baptisé Stewardesses of the 1960s and 1970s (“Hôtesses des années 1960 et 1970”) qui compte plus de 9000 membres. Le fil d’actualité sur les agressions sexuelles qu’il a publié récemment affiche déjà plus de 400 commentaires.
Malgré la fréquence des agressions sexuelles, Sara Nelson est persuadée que les PDG des compagnies aériennes –des hommes pour la plupart– seraient “choqués” s’ils apprenaient ce qui se passe sur leurs vols. “Les hommes ne s’intéressent pas à ces questions. Ils n’ont pas vécu ça. Ils ne se rendent pas compte. Et, pour être honnête, même ceux qui ne se livreraient jamais à ce genre de choses assistent à la scène sans lever le petit doigt.”
Mais elle ne perd pas espoir. “Chaque histoire évoquée est l’occasion de provoquer un changement, et nous n’en sommes qu’au tout début. Il n’a rien d’inéluctable. A force d’en parler et de répéter que ce n’est pas normal, la situation finira par s’améliorer.”