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Sorcellerie et féminisme, même combat

Lucile Bellan et Thomas Messias 27.12.2017
Fable satirique, le film «I am not a witch» de la réalisatrice zambienne Rungano Nyoni parle de chasse aux sorcières, au sens propre comme au figuré. Et ne fait que renforcer les liens entre féminisme et sorcellerie, deux mots phares de cette année 2017.

On a beau avoir fouillé tous les dossiers datant de décembre dernier, on a réellement fait chou blanc: personne ne semblait avoir prévu que la sorcellerie allait devenir une discipline en vogue en 2017. C’est pourtant ce qui s’est produit, en France comme ailleurs, comme en atteste le succès de la newsletter Witch Please, signée Jack Parker et lancée début juillet. Féministe, spécialiste du cinéma d’horreur et intéressée par les sciences occultes, l’auteure s’explique en introduction de son premier numéro:
«Depuis quelque temps, j’observe une espèce de résurgence de cet intérêt pour tout ce qui est magique, mystérieux et, par conséquent, puissant. Il y a comme un retour naturel au monstrueux et au fantastique, qui nous permet d’oublier la dureté du monde et de nous offrir une forme de contrôle sur l’univers et nos destins à toutes et à tous.»
La description est inclusive, mais le fait est que la plupart des personnes semblant s’intéresser de très près à ces croyances pratiques sont des femmes.


L’union fait la force
Ce n’est pas un hasard si, dans le premier numéro de leur podcast Quoi de meuf?, Mélanie Wanga et Clémentine Gallot font le lien entre sorcellerie et féminisme. Elles énumèrent notamment un certain nombre d’œuvres de fiction dont les héroïnes sont à la fois des sorcières (ou apprenties sorcières) et de farouches combattantes du patriarcat. Du film Dangereuse Alliance (plus connu sous son titre original The Craft) à la série Buffy contre les vampires (où le personnage de Willow devient simultanément lesbienne et sorcière), nombreuses sont ces jeunes femmes qui luttent contre les discriminations et inégalités à l’aide de pouvoirs, qu’elles ne maîtrisent certes pas toujours.
Pour pointer du doigt l’intersectionnalité de ce féminisme-là, les podcasteuses citent le personnage de Rochelle, interprétée par Rachel True dans The Craft. Victime de racisme, cette adolescente noire fait le vœu d’être un jour totalement débarrassée des discriminations liées à sa couleur de peau.
Quels que soient les fléaux combattus, il y a dans toutes ces œuvres (y compris les plus dispensables, comme la série Charmed ou le film Les Ensorceleuses) l’idée selon laquelle un peu de magie blanche ou noire ne ferait pas de mal pour mettre les oppresseurs sur le flanc. Mais surtout, il y a le désir de se regrouper au gré de sororités, qui permettent non seulement de communier autour de croyances voisines, mais également de se sentir plus fortes pour lutter ensemble. Marjorie raconte:
«Adolescente, j’ai passé des années à organiser des soirées sorcellerie avec quelques copines. Il ne nous serait pas venu à l’esprit d’y convier des garçons. C’était sans doute parce que notre imagerie de la sorcellerie n’était constituée que de femmes. Mais je crois aussi qu’on savait qu’ils gâcheraient tout. Nous, on voulait juste pouvoir tracer des pentacles et tenter d’invoquer des esprits grâce au ouija. Ça nous procurait un frisson nécessaire et ça resserrait les liens entre nous. C’est là qu’on a réalisé que les gens qui nous faisaient du mal et contre lesquels on aurait voulu utiliser la sorcellerie n’étaient quasiment que des hommes. Des mecs qui nous traitaient mal au lycée, des pères absents ou défaillants… Plusieurs d’entre nous ont réalisé qu’elles souffraient à cause des mêmes schémas et qu’il y avait des luttes à mener ensemble».
Historiquement, le fait que la sorcellerie semble avant tout être une affaire de femmes s’explique notamment par leur accession tardive aux métiers de la médecine. En France, ce n’est qu’en 1875 qu’une femme, Madeleine Brès, a pu obtenir son diplôme de médecine. Aux États-Unis, la première docteure en médecine, Madeleine Blackwell, a reçu son diplôme en 1849.
Avant cela, les femmes ne pouvaient être reconnues que comme guérisseuses (avec ce que cela peut supposer d’occulte), herboristes ou accoucheuses. «Avec les progrès de la médecine, ces pratiques parallèles ont fini par péricliter puis par être stigmatisées», raconte Clémentine Gallot dans le podcast Quoi de meuf?. D’où le fait que celles qu’on a souvent décrites comme des sorcières pour simplifier ont fini par être persécutées et parfois condamnées à mort.


Come-back
Tout ceci n’explique pas pourquoi la sorcellerie est revenue sur le devant de la scène en 2017. Aucune série sur le sujet n’a fait l’événement, aucun film n’a permis d’en faire un sujet de société. «Je crois qu’on avait juste besoin de nouvelles façons de croire en l’avenir et de se serrer les coudes», affirme Tina*. «C’était avant l’affaire Weinstein et ses conséquences, mais il était déjà question de se réunir, de dire non à la mixité et d’évoquer nos fêlures. Il faut croire que la sorcellerie était un terreau propice».
Intéressée par la religion wiccane depuis quelques années, Tina a vu certaines de ses amies se rapprocher d’elle dès la fin 2016 pour en savoir davantage sur ses croyances, alors qu’elles n’avaient posé que très peu de questions jusque-là.
«Je leur ai expliqué mes rituels, je leur ai expliqué que nous pouvions en créer d’autres ensemble… On a fini par passer à l’acte. On se sentait bien, on se sentait fortes. Depuis, on continue, ensemble ou séparément. J’étais seule, nous sommes désormais quatre. On puise dans la wicca à chaque fois que la vie nous joue des tours. Et quand on est une femme, cela arrive très souvent».
Au quotidien, la sorcellerie moderne offre surtout une manière de s’approprier son corps, ses cycles lunaires, la responsabilité de la fécondité et la protection du foyer et de ses habitants. Au travers de pierres, de potions et de plantes, les sorcières s’accordent le droit de veiller à leur bonne santé et à celles des membres de leur famille tout en refusant de jouer le jeu des labos pharmaceutiques, (qui ne semblent toujours pas intéressés par la commercialisation d’une pilule contraceptive destinée aux hommes).
Dans la pratique du Wicca, contrairement à la majorité des religions, les femmes peuvent prier des déesses. Et leur féminité leur donnent du pouvoir au lieu de les fragiliser ou de les appauvrir.


W.I.T.C.H., please
C’est mue par ce genre de dynamique que la chanteuse Lana Del Rey publie le 24 février 2017 un tweet –effacé depuis– dans lequel elle appelle à réaliser un sort contre Donald Trump.
Elle relaie en fait l’appel du W.I.T.C.H., un groupe anarchiste qui s’engage principalement contre les guerres et la mondialisation. Basé à Portland, le W.I.T.C.H. est né en octobre 2016 sur le modèle de la Witches International Troublemaker Conspiracy From Hell, groupuscule fondé en 1968 à New York, dans le cadre du mouvement pour la libération des femmes. 
En France, c’est en septembre dernier que le grand public découvre les groupes de sorcières modernes à travers le Witch Bloc. D’abord présent lors de la manifestation contre la loi travail du 12 septembre, on le retrouve le 28 septembre dernier lors de la manifestation pour la Journée mondiale du droit à l’avortement.
Favorable au droit à l’IVG pour les travailleuses du sexe –ce qui n’est pas un acquis dans tous les pays–, le Witch Bloc parisien s’était vu refuser la parole par les organisatrices, qui craignaient que l’intervention du groupe ne se mue en apologie de la prostitution, suite à des tensions avec Osez le féminisme! et les Femen.
Fondé au sein du comité anarchiste de l’Université Paris 7, le Witch Bloc affirme sur son groupe Facebook militer contre le patriarcat, le racisme et le fascisme:
«Nous sommes un groupe féministe et anonyme en non-mixité inclusive. Nous luttons pour une justice sociale populaire, à la croisée de toutes les oppressions. Nous sommes le Witch Bloc de Paris. Sorcières, nous revendiquons la non-mixité inclusive et la radicalité dans notre féminisme, ainsi que la visibilisation de nos luttes et de nos communautés. Nous luttons anonymement contre toute forme d’oppression.»


Sorcières anonymes
Comme leurs sœurs américaines, favorables à l’anonymat, les sorcières françaises se tiennent à distance des médias. «Nous tenons à contrôler nos propos au maximum, pour éviter leur déformation ou leur instrumentalisation. C’est pourquoi nous limitons drastiquement notre parole dans les médias, à de très rares exceptions près», résument-elles sur leur page.
Toujours à l’affût dès qu’il s’agit de féminisme, certains habitués du forum 18-25 de jeuxvideo.com se sont rapidement inquiétés de voir émerger un groupe considéré comme misandre, dont Twitter avait d’ailleurs temporairement suspendu le compte pour une image jugée trop saignante.
Lors de leur manifestation sauvage le 26 novembre dernier à Paris, la veille de la journée contre les violences faites aux femmes, les sorcières parisiennes défilaient aux cris de «TOUS LES MECS (cis) SONT DES BÂTARDS». 


Le ruban blanc
Dans une toute autre tonalité, le premier film de la réalisatrice zambienne Rungano Nyoni aura permis de clore l’année 2017 en resserrant encore un peu plus les liens entre sorcellerie et féminisme.
Dans I am not a witch, présenté à Cannes en mai et sorti en salles le 27 décembre, la cinéaste âgée de 35 ans met en scène le cruel destin d’une petite fille de 9 ans accusée de sorcellerie sans aucune preuve. Absolument inclassable, le film est tour à tour grinçant, onirique et tragique, mais il ne cesse absolument jamais d’être politique.
Dès les premiers instants du film, la parabole est divinement menée par la réalisatrice. Parce qu’elle ne se défend pas, la gamine est considérée comme coupable. Parce qu’elle refuse de dire son prénom, on en déduit qu’elle n’en a pas. Tout le village semble soudain se liguer contre elle, alors qu’elle est la personne la plus en détresse du périmètre.
Après un ersatz de jugement, la voilà parquée aux côtés d’autres femmes également convaincues de sorcellerie. Shula (prénom attribué par la doyenne du groupe) est alors condamnée à vivre avec un grand ruban blanc fixé dans le dos, reliée à une immense bobine qui l’empêche, comme ses semblables, de s’enfuir. Et si elle venait à vouloir rompre ce lien, c’est juré, elle se transformerait immédiatement en chèvre.
Les pseudo-sorcières de I am not a witch deviennent des monstres de foire. Le gouvernement les expose pour montrer qu’elles sont sous contrôle, tout en exploitant leurs pouvoirs supposés afin de résoudre des affaires policières. Et c’est parce qu’elle est plus perspicace que la moyenne que Shula va devenir la petite protégée du ministre des croyances traditionnelles.
Esclavage, asservissement, prostitution: les façons d’analyser le film sont nombreuses. S’inspirant des contes de fée zambiens qui ont bercé son enfance, Rungano Nyoni en a enjolivé les particularités afin de mettre en lumière l’absurdité de ces sociétés qui fixent des règles arbitraires et les imposent aux plus faibles. Le Ministère des croyances traditionnelles n’existe pas en Zambie, pas plus que les bobines géantes qui retiennent ces femmes, mais la sorcellerie est néanmoins présente, inspirant autant de crainte que de fascination.
Au gré de ses péripéties, Shula finira par rencontrer la femme du ministre, qui lui résumera son parcours en deux phrases: «Sais-tu pourquoi je suis ici? Parce que j’ai fait tout ce qu’on m’a dit de faire». Réplique terrible qui montre que, ici comme ailleurs, une femme doit se montrer docile pour prétendre à un peu de confort, et que le summum de sa réussite consisterait à épouser un homme riche.
De plus en plus consciente de l’absurdité du monde qui l’entoure, Shula finit par trouver une certaine satisfaction dans le fait d’appartenir à ce groupe de supposées sorcières, ballottées d’un lieu à l’autre sur un immense camion orange où sont fixées les bobines.
Ont-elles réellement des pouvoirs? La question ne se pose même pas dans le film. En revanche, I am not a witch montre à merveille comment elles vont se servir de leur statut et de leur collectif pour tenter d’avancer. On ne pourrait faire meilleur résumé de cette tendance en pleine expansion, qu’on peut légitimement trouver un peu absurde mais qui semble réellement apporter beaucoup à celles qui la défendent.