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RDC : la faim, nouvelle menace pour les rescapés des violences au Kasaï

Pierre Benetti 22.12.2017
Retenue par des rubans en plastique, la foule s’amasse autour de la tente blanche plantée à Kasala. C’est jour de distribution alimentaire dans ce village près de Tshikapa, la capitale de la province du Kasaï.

Les camions du Programme alimentaire mondial (PAM) sont garés près d’étals où il n’y a rien à acheter. « Nous avons connu un grand chaos », s’exclame, pressant le pas, un homme en costume dépareillé. Son regard ne s’arrête pas sur les maisons détruites, nombreuses dans cette région du sud-ouest de la République démocratique du Congo (RDC).
Au printemps, Kasala était encore un bastion des « Kamwina Nsapu », les miliciens se battant au nom de ce chef coutumier, opposant déclaré au régime de Joseph Kabila, éliminé le 12 août 2016. Eux occupaient l’école, l’armée congolaise le centre de santé. Leurs affrontements, machettes contre mortiers, ont poussé les habitants vers les forêts et la brousse environnantes, jusqu’à Tshikapa et la frontière angolaise. Quelques-uns sont revenus, les autres ont disparu. Quand les violences ont diminué, à l’été, ceux qui avaient fui d’autres villages les ont remplacés.


« Insécurité alimentaire critique »
Assis par terre, trois vieux hommes à chapeau se lamentent. « Nous sommes restés comme des bébés qui demandent de l’aide », disent ces chefs coutumiers, entourés des leurs, dépités et furieux d’attendre, encore, pour manger. Il est trop tôt pour récolter les haricots, le maïs et le manioc plantés depuis leur arrivée. Les mois de fuite ont affaibli les corps, même les plus vigoureux.
Dans la foule, peu savent comment obtenir le « jeton » nécessaire pour recevoir la ration du PAM. Un adolescent le confond avec la carte que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) lui a délivrée en Angola. Plus loin, des bagarres éclatent pour le partage d’un sac de maïs ou d’un bidon d’huile de palme.
Jean et Faustin, 24 ans, tentent leur chance. Quand les « Kamwina Nsapu » puis les militaires ont occupé leur village, les parents des deux amis ont abandonné le travail des champs. Au plus fort des violences, Jean continuait de suivre ses cours de commerce, Faustin de pédagogie. Mais à la rentrée, deux saisons venaient de passer sans récolte. Faute de revenus, ils ont abandonné les études. La veille, le seul repas de Jean et Faustin a consisté en des feuilles de manioc.
D’après le PAM, 3 millions de personnes sont en « insécurité alimentaire critique » dans les cinq provinces du Grand Kasaï. En octobre, l’urgence a été classée au « niveau 3 », c’est-à-dire celui de l’Irak, de la Syrie et du Yémen. La région avait déjà connu une malnutrition chronique, mais jamais une telle crise – même à la fin des années 2000, au moment de l’épuisement de la filière diamantifère.
Coutumière, puis politique et sécuritaire, la « guerre de Kamwina Nsapu » s’est muée en un vaste désastre agricole. « Quand elle a commencé, les champs n’ont pas pu être préparés, explique Alain Piko, de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Les récoltes ont pourri, les semis n’ont pas été faits et le peu de semences ont été consommées ou pillées. »
Comme ceux de la lointaine province du Nord-Kivu, confrontés aux violences armées depuis plus de vingt ans, de nombreux paysans du Kasaï sont privés de leurs champs où, dit-on, des poches de Kamwina Nsapu restent actives, tandis qu’il faut un peu d’argent ou beaucoup de courage pour franchir les barrages dressés par l’armée. Malgré le déploiement de 500 casques bleus de la Monusco, la mission des Nations unies en RDC, la peur de tomber sur l’un ou l’autre camp persiste.
Tout à coup, une rumeur circule dans la foule de Kasala. Trois policiers auraient été tués. A moins que ce ne soient trois miliciens. Ou trois habitants.


« Nous n’avons plus la force de cultiver »
Les bouleversements du Kasaï semblent aujourd’hui trop profonds pour que le cycle agricole ordinaire puisse être rattrapé. Au manque criant d’infrastructures se sont ajoutés la destruction des terrains et du matériel, le déplacement de plus d’un million de personnes, l’insécurité entretenue par la prolifération et la circulation des armes. Ni les diamants, ni l’agriculture ne font plus vivre le Kasaï.
Reliées par une piste dangereuse, Tshikapa et Kananga, la capitale du Kasaï-Central, sont devenues les havres de ceux qui, après les combats, ont fui la faim. Puis, depuis l’été 2017, les quartiers généraux de l’intervention humanitaire. Ces villes de seconde zone ont été si longtemps délaissées par Kinshasa que leurs habitants ont été surpris de voir apparaître des 4×4, du carburant, des générateurs et des Blancs. D’autres effets se sont vite fait sentir. Le prix du verre de maïs a doublé, et une infime partie des habitants ont trouvé des emplois de chauffeurs ou de gardiens auprès de ces nouveaux arrivants.
« Les centres-villes sont plus sécurisés, mais difficiles à nourrir », s’inquiète Alain Piko. Enclavées et privées de la frontière angolaise, fermée depuis le début du conflit, Tshikapa et Kananga dépendent de l’arrière-pays. Et l’aide alimentaire n’est pas en mesure de satisfaire tous les besoins : à peine la moitié des financements promis pour 2017 ont été versés. Dans une région si meurtrie et si vaste, comment choisir où agir ? « Selon des critères de vulnérabilité », expliquent les humanitaires. Les Eglises catholique et protestante de RDC ont lancé, le 6 décembre, un appel pour que soit organisé « en urgence » une conférence internationale des donateurs pour « venir au secours de cette population en perdition. »
Dans les rares centres de santé, les affamés ont peu à peu succédé aux blessés, quand ce ne sont pas les mêmes. Ils affluent à Kanzala, une commune de Tshikapa où Médecins sans frontières (MSF) a établi un centre d’alimentation thérapeutique. Sur un lit de camp, Betu, ancien creuseur de diamants de 37 ans, veille son fils épuisé, les os apparents. Après avoir fui Kamonia, à 75 km, ils ont dormi deux mois dans une église. « Quand l’esprit ira mieux, je retournerai chez moi », se promet Betu.
Sous une tente voisine, Tshikwete se repose. A côté d’elle, une faible respiration agite le corps minuscule de sa fille de 4 ans, le visage brûlé par la déshydratation. Cette cultivatrice de 46 ans, son mari et leurs huit enfants sont arrivés à Tshikapa après six mois de fuite. « Nous avions une bonne vie, mais la guerre nous a surpris. Nous n’avons plus la force de cultiver »,murmure-t-elle. Autour, des femmes hospitalisées acquiescent. Betu et Tshikwete ne parlent que de la faim de leurs enfants, mais eux aussi, comme beaucoup au Kasaï, ont le ventre vide.