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Trafic d’êtres humains en Libye : Le Point Afrique en parlait déjà en 2016

Narciso Contreras avait enquêté sur le sort des migrants dans la Libye post-Kadhafi de février à juin 2016. Prix Carmignac du photojournalisme, le Mexicain, également Prix Pulitzer, a tout simplement mis en lumière une réalité sordide de la Libye d’aujourd’hui : un trafic d’êtres humains. Les photos sont à la limite du supportable. 
Et dépassent l’inhumain. Regards hagards, visages apeurés et bras tendus par l’ouverture étroite d’une porte fermée pour quémander de l’air, de l’eau, de l’aide dans les centres de détention pour migrants en Libye. Et puis, ces corps désarticulés rejetés par la mer, face contre sable. Ces morts qui n’étonnent plus, semble-t-il, essaimés au milieu des varechs et des sacs de plastique. Un reportage qui dit l’abominable crise humanitaire et humaine que vivent les migrants, réfugiés, demandeurs d’asile victimes de passeurs, trafics dans une Libye où les milices et la guerre civile règnent. Entretien.

Le Point Afrique : dans quelles conditions avez-vous réalisé cette enquête et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Narciso Contreras : la Libye connaît une situation extrêmement critique. Différentes factions se combattent pour le contrôle du pays, avec également en toile de fond la confrontation entre le gouvernement de Tripoli et celui de Tobrouk. Sous leurs « parapluies », opèrent différentes milices. Ce travail a donc été réalisé dans ce contexte politique très instable. Le trafic des êtres humains n’est qu’une partie de cette crise politique. Dans un premier temps, il nous a fallu affronter des difficultés inhérentes au simple contexte politique instable, la priorité étant de prendre des mesures de sécurité. Ensuite, nous avons dû affronter d’autres problèmes liés à la corruption et la lourde bureaucratie. Le pays est totalement fermé, la Libye est comme une solide pierre, très difficile à pénétrer. Nous ne pouvions donc pas inscrire ce travail dans un temps trop long. Nous avons dû faire avec ces différents obstacles. Mais nous avons réussi à obtenir différents documents établissant ce trafic humain. Pas seulement des passeurs clandestins, pas seulement une crise des migrants, mais réellement un trafic d’êtres humains.
Une fois que les migrants africains sont en Libye, que deviennent-ils ?
Il est important de poser une distinction. Nous entendons généralement parler de la Libye comme d’un point de passage des migrants vers l’Europe. Ils sont confrontés aux différentes milices qui combattent dans le pays et sont victimes de passeurs vers l’Europe. Mais là, nous nous sommes intéressés à une autre partie de ces migrants, ceux qui font l’objet d’un trafic. Ces migrants sont soit pris en charge par des passeurs vers l’Europe, soit font l’objet d’un véritable trafic. Nous comprenons la situation comme une crise totalement hors de contrôle où les migrants souffrent en raison de manque de ressources ou d’infrastructures. Mais cette vision change quand nous découvrons ce trafic d’êtres humains. Dans un second temps, quand on parle de passage clandestin il faut qu’on garde à l’esprit qu’à la base, c’est un accord entre deux parties. Nous comprenons généralement la situation comme des passeurs qui font passer des migrants africains vers l’Europe. Là, les migrants donnent leur accord, payent généralement. Mais nous ignorons la partie qui concerne le trafic de migrants. Les documents découverts à travers notre enquête ont démontré ce trafic où le migrant n’a pas son mot à dire, on les force à « passer ». Ils sont vendus et privés de leur liberté. Nous avons donc enquêté sur le trafic d’êtres humains et non sur les passeurs. Nous faisons bien la différence entre les migrants qui, de leur plein gré, veulent passer en Europe et ceux que l’on force.
Vous avez dit que la Libye est devenue un marché d’êtres humains. Qui trouve intérêt à ce trafic ?
Il y a environ 3 millions de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile africains en Libye qui ne sont pas reconnus. Une fois qu’ils sont en Libye, tout devient flou, ils deviennent presque de l’argent liquide. Ils perdent tout droit, sont emprisonnés. Un véritable réseau très efficace s’est organisé entre certains pays africains et l’Europe. Cela ne concerne pas seulement la Libye, c’est plus large. Dans ce paysage libyen éclaté, différents groupes sont impliqués dans ce trafic, les passeurs, trafiquants ou milices libyens ne sont pas les seuls à tirer profit de cette situation, mais également des trafiquants européens et africains. Tous coopèrent et travaillent ensemble pour un business efficace. Tout passe par la Libye, car c’est un pays-clé dans les passages de migrants, c’est une plateforme migratoire, un hub. Un trafic sexuel se fait ainsi depuis le Nigeria, des femmes amenées comme prostituées dans les villes européennes. Ce n’est qu’une partie du spectre de ce trafic humain. J’ai ainsi des informations directes venant de dirigeants de milices des côtes libyennes selon lesquelles des trafiquants européens traquent les femmes migrantes sur les plages et les emmènent en Europe. Ils les embarquent sur des bateaux d’une capacité de 500 personnes. C’est vraiment une situation qui va au-delà de ce que nous entendons dans les médias qui présentent les choses comme une simple crise humanitaire mettant en jeu des migrants. Nous parlons d’esclavage, j’insiste sur ce point encore une fois. Les acteurs principaux de ce trafic sont les milices qui ont essaimé après la guerre de 2011. Plus concrètement depuis 2014, lors de l’opération Dignité (Libya Dawn), quand Tripoli est tombée entre les mains des islamistes, ce marché a explosé.