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Cameroun : “un conflit refoulé depuis 1972 et qui revient avec violence”

Alors que le bras de fer entre les séparatistes anglophones et le pouvoir central camerounais se poursuit, Richard Moncrieff, directeur du bureau Afrique centrale au sein de Crisis Group, et Kag Sanoussi, président de l’Institut international de gestion des conflits, décryptent pour Le Point Afrique la crise qui secoue le Cameroun anglophone, une crise aux multiples enjeux. Deux regards, l’un africain, l’autre international, se rejoignent en signalant un impératif : il faut poursuivre les négociations et aller vers l’apaisement pour éviter la scission.

Le Point Afrique : Quels sont les facteurs, notamment historiques, à l’origine de la crise au Cameroun anglophone ?
Richard Moncrieff : Il y en a deux. Le premier, historique, qui remonte à l’indépendance en 1960, qui s’est traduite par un mariage inégalitaire entre deux anciennes colonies. La partie francophone et le gouvernement de Yaoundé ont pris le dessus sur les anglophones. Avec des décisions majeures comme la suppression en 1971 du fédéralisme cher aux anglophones, perçue comme une garantie de leur autonomie politique et culturelle, le Cameroun est entré dans une logique de très forte centralisation dont les anglophones ont fait les frais, se considérant comme marginalisés dans leur propre région. Alors qu’au départ l’idée était de fusionner les deux anciennes colonies en intégrant les pratiques et coutumes liées aux deux langues sur un plan égalitaire. Mais le système politique, juridique et éducatif francophone a largement dominé l’histoire du pays. Petit à petit, les anglophones en sont venus à réclamer non pas l’égalité, mais l’autonomie. On en vient au deuxième aspect, les éléments les plus récents, déclencheurs de la crise actuelle. Les négociations ont malheureusement échoué, malgré des débuts prometteurs…
Kag Sanoussi : En effet, si la crise actuelle a démarré en 2016, elle n’est en réalité qu’une émergence de ce qui couvait depuis longtemps. Les premiers fondements de la crise remontent à 1972 quand le premier président du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, a «  réunifié  » le pays, jusque-là sous une forme fédérale. Inutile de revenir sur les éléments de la réunification, l’histoire a fait cela. Mais, à ce moment, les premiers sentiments de discrimination des anglophones ont commencé à s’exprimer. Même si le Premier ministre camerounais est anglophone, la représentation politique est jugée inégale et les anglophones sont minoritaires dans les instances nationales. À partir de 1981-1982, avec l’arrivée de Paul Biya, la centralisation s’est accentuée avec la création de deux régions, au lieu d’une. Et en 2016, les tensions sont réapparues, avec les avocats et les enseignants qui ont porté les nouvelles revendications. Le pouvoir central a pourtant toujours mis en avant le bilinguisme du Cameroun comme un atout majeur, ce qui, par exemple, lui apporte l’avantage d’appartenir à la fois à l’Organisation internationale de la francophonie et au Commonwealth…
Richard Moncrieff : Oui, les autorités de Yaoundé ont toujours affiché ce bilinguisme, mais, dans les pratiques, on en est très loin. La présence de l’anglais dans l’administration est de plus en plus marginalisée, le régime de Yaoundé pratique une gouvernance par cooptation des élites, ce qui est vrai pour tout le pays. Des élites éloignées de la population, y compris en zone anglophone où on leur a toujours reproché d’avoir mal géré l’indépendance en 1960. Il y a de manière générale au Cameroun une rupture entre les élites et la population.
Kag Sanoussi : Comme toujours dans ce type de crise, il y a des revendications légitimes mises en avant de manière plus radicale par certains. En l’occurrence ici, une majorité souhaite le retour au fédéralisme, les plus radicaux, la sécession. La réponse de l’État manifestement ne laisse pas entrevoir les dessous d’un apaisement. Même s’il y a eu certaines avancées en termes de réponses aux revendications exprimées.
Justement, les séparatistes anglophones sont-ils soutenus par la population ?
Richard Moncrieff : Il n’est jamais aisé de cerner l’avis des populations, mais à partir d’une étude très approfondie réalisée sur les médias sociaux et à partir d’entretiens que nous avons réalisés sur le terrain depuis un an, on peut affirmer que le fédéralisme a de plus en plus de soutien. C’est une idée qui a toujours été très populaire au Nord-Cameroun, mais, aujourd’hui, elle l’est de plus en plus. En revanche, l’idée de sécession beaucoup moins, même si elle tend à croître…
Kag Sanoussi : Ce qui est certain, c’est que la majorité n’est pas favorable à l’autonomie, mais le retour au fédéralisme est surtout un traitement égalitaire. Tout dépend de quel point de vue on se place. Si on interroge les francophones par exemple, on voit qu’ils ne veulent pas en entendre parler, de la même manière que si on interroge les Français sur une éventuelle indépendance de la Corse ou, et l’actualité le démontre, les Espagnols sur celle de la Catalogne. Pour eux, il n’est pas question de revenir sur l’unité territoriale. En Afrique, il en va de même, d’autant que le seul cas qu’on connaît est celui du Soudan du Sud où ce n’est pas la joie. On risque de créer de nouvelles sources de conflit au sein du continent. La solution passe par la négociation et un développement harmonieux de l’ensemble du territoire national.
La gestion de la crise aurait alimenté les ressentiments et poussé une partie de la population, pas forcément favorable à l’autonomie, à épouser cette idée ?
Richard Moncrieff : C’est la réaction générale des autorités de Yaoundé, mais aussi le discours politique de déni et le manque de reconnaissance du bien-fondé de certains griefs qui poussent une partie de la population à réclamer aujourd’hui la partition.