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Loi antiterrorisme : les effets d’un état d’urgence permanent

5 Octobre 2017

Le projet de loi visant à faire entrer les mesures de l’état d’urgence dans le droit commun et ce, malgré l’efficacité toute relative de cet état d’exception, était discuté cette semaine dans l’hémicycle. Nombreux sont les juristes et les associations de défense des droits de l’Homme à s’inquiéter des conséquences d’une telle loi sur les libertés fondamentales des citoyens français, sans véritablement endiguer le terrorisme.


« La sécurité est la première des libertés ». Ce slogan, sentant plus le sophisme bon marché que la maxime universelle, trouve un écho tout particulier en cette dernière semaine de septembre. Terminée l’attitude très « macronienne » du « ni pour, ni contre, bien au contraire » le candidat devenu président avance bille en tête vers ses réformes libérales et sécuritaires, sans tendre l’oreille aux hostilités qui accompagnent chacune de ses réformes. Cette loi antiterrorisme n’échappera pas à la règle. Les sirènes d’alerte ont beau retentir, d’Amnesty internationale à la Ligue des Droits de l’Homme, depuis le mois de juin, le gouvernement s’active à rédiger un texte permettant la sortie de l’état d’urgence d’une manière controversée.

Pour ce faire, le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, entend tout bonnement entrer quatre mesures de cet état d’exception dans le droit commun. Juristes et associations s’indignent à l’unisson contre une nouvelle dérive sécuritaire quand, au contraire, l’ancien maire de Lyon défend un projet nécessaire et musclé. Mettre fin à l’état d’urgence, exceptionnel par nature, en instaurant un état d’urgence permanent, voilà un raisonnement à vous laisser pantois. Quelles conséquences de cette loi antiterroriste très largement votée à l’Assemblée ce 3 octobre ? Éléments de réponse.

Perquisitions, assignations à résidence et périmètres de protection

Que les amoureux de la novlangue se réjouissent, même concernant la lutte contre le terrorisme, le gouvernement sait habilement choisir ses mots. Ainsi, on ne parlera désormais plus de perquisitions administratives mais de « visites domiciliaires » (le texte de l’Assemblée nationale : ici). Si le terme a, au premier abord, quelque chose de presque romantique, la réalité qu’il désigne l’est nettement moins. Sur la base du seul soupçon, le ministre, le préfet ou le juge des libertés et de la détention, pourra ordonner la fouille d’un domicile et réclamer à toute personne présumée terroriste, ses codes et ses identifiants Internet (relire « eco-terroriste : le mot fourre-tout qui camoufle la violence d’un système« ). Le basculement est manifeste. Un pouvoir politique peut désormais exercer un droit autrefois réservé à un juge assermenté.

Concernant l’assignation à résidence, Gérard Collomb a lâché du lest. En effet, le ministre de l’Intérieur a limité le périmètre minimal de cette assignation à la taille d’une commune, afin de permettre au suspect (donc une personne n’ayant été jugée à ce jour d’aucun crime) de continuer à exercer une vie professionnelle et familiale normale. Seront proposés, au choix, le port d’un bracelet électronique ou des pointages au commissariat qui devront être effectués sept fois par semaine et ce, en dépit d’une contre-proposition du Sénat visant à restreindre ce nombre à trois ; proposition évidemment balayée d’un revers de la main par l’Assemblée nationale, en parfaite intelligence avec un ministre de l’Intérieur, aussi rigoureux sur le plan sécuritaire que sa réputation le laisse entendre.

Autre mesure controversée, le droit de mettre en place « une zone de protection » lors de rassemblements quelconques, selon l’appréciation du préfet. Dans ce périmètre défini, la police pourra effectuer des contrôles aléatoires, fouiller les bagages et vérifier les identités. Les limites de ce périmètre de sécurité seront fixées par le préfet lui-même. Enfin, celui-ci pourra ordonner la fermeture de lieux de culte susceptibles de promouvoir le terrorisme. Si le climat actuel laisse présager que la communauté musulmane sera la première cible de ces dispositions, tout groupe d’action directe politisé ou militant risque un jour d’en être aussi victime.

Une loi discriminante

Fondé sur le soupçon plutôt que sur la constatation de délits avérés (NB: soupçon = opinion défavorable fondée sur des indices, des impressions, des intuitions, mais sans preuves précises), ce projet de loi risque d’exacerber, un peu plus encore, le sentiment de stigmatisation pour une partie de la population et activer une sorte de chasse aux sorcières basée sur des intuitions. Avec l’entrée en vigueur de ce texte, un musulman, en France, pourra être étiqueté « terroriste potentiel » par défaut. Malgré le lien manifeste entre radicalisation et stigmatisation, ce projet de loi nage à contre-courant des réflexes à adopter pour apaiser la situation en facilitant et légalisant cette stigmatisation. Depuis la mise en place de l’état d’urgence, 6 000 perquisitions administratives ont été autorisées, pour seulement 20 mises en examens. Des chiffres qui interrogent sur la pertinence des informations validant ces visites domiciliaires et qui mettent en exergue le caractère profondément arbitraire de ces décisions.

Gérard Collomb promet que, contrairement à l’état d’urgence version François Hollande, ces nouvelles mesures cibleront les cas de « terrorisme ». Le flou demeure néanmoins sur l’utilisation qui pourrait être faite de cette arme sécuritaire sur le long terme. Le mot « terrorisme » est une notion à la sémantique assez vague, regroupant un « Ensemble d’actes de violences commis par une organisation ou un individu pour créer un climat d’insécurité » nous dit le Larousse. Des militants de droite comme de gauche pourraient-ils être concernés par ce projet de loi ? C’est en tout cas l’analyse de Patrice Ribeiro, responsable du syndicat Synergie-Officiers, qui déclarait au journal Le Figaro : « dans le cadre de la terminologie d’une loi antiterroriste, […] ce qui est en cause, c’est bien la montée des radicalités ». Vu la légèreté avec laquelle les militants écologistes sont parfois traités de terroristes pour leurs actions de terrain, risque-t-on de voir la loi utilisée contre eux ?

Si cet état d’urgence banalisé s’immisce dans le droit commun, réduisant les droits de chacun au motif de quelques-uns, nous sommes en droit de nous demander quelle utilisation en sera faite dans plusieurs années ? N’est-ce pas précisément pourquoi une situation particulière comme l’état d’urgence est caractérisée d’exception ? Pour éviter les dérives autoritaires sous d’autres gouvernements ? Quelles seront, demain, les cibles susceptibles de se voir attribuer l’embarrassant sobriquet de « terroriste » pour justifier des actions de restriction de liberté sans preuve ?

Un recul de l’état de droit

Pour rappel, l’état d’urgence est une législation d’exception qui fût promulguée en 1955, dans un contexte d’extrême tension entre la France et le FLN (Front de libération nationale). À l’époque, le texte cristallise les oppositions. Raymond Guyot, député communiste, l’assimilait à « un projet de loi fasciste » permettant aux préfets d’obtenir un pouvoir proche de celui des dictateurs. Le caractère temporaire de cette mesure était alors mis en avant pour faire taire les oppositions. Aujourd’hui, ce caractère ne semble même plus avoir de signification.

Avec un tel passif, on comprend mieux les inquiétudes de Christine Lazerges, présidente du CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’Homme), qui, dans une interview accordée à Médiapart, considérait ce texte comme : « une grave régression de l’état de droit ». Faisant entrer dans le droit commun des mesures d’exception, cette loi banalise des règles allant à l’encontre des libertés fondamentales. Concernant La mise en place de périmètre de sécurité, on reste sceptique quant à l’utilisation abusive qui pourrait en être faite, notamment lors des mouvements de protestation sociale.

Raphaël Kempf fustige pour sa part une « loi des suspects » ou tout le monde devient un terroriste potentiel. À travers une tribune, publiée dans l’hebdomadaire Le Monde Diplomatique, cet avocat du barreau de Paris dénonce un texte qui va à l’encontre du principe de présomption d’innocence, principe pourtant cher aux figures politiques quand ce sont leurs mains qui sont prises dans le pot de confiture. François Sureau, avocat victorieux de trois questions prioritaires de constitutionnalité, considère, pour sa part, que ce projet de loi renverse la philosophie du droit en mettant à mal deux principes fondateurs : « Le premier de ces grands principes est que la liberté est la règle et la restriction de police l’exception. Le second est qu’on ne peut être privé de sa liberté que par la décision de quelqu’un d’indépendant au gouvernement ».

Faisant de tout citoyen un coupable potentiel, et autorisant le gouvernement à priver ce citoyen de sa liberté par simple décision politique, le texte proposé par Gérard Collomb met en péril ces deux grands principes qui dictent la philosophie juridique actuelle.

Une efficacité proche du zéro absolu

C’est, sans doute, le fait le plus consternant de toute cette affaire : « l’état d’urgence, tout le monde le sait, ne sert à rien, passé les premiers jours, en matière de lutte contre le terrorisme » glisse François Sureau aux journalistes de Médiapart. En effet, seules 0,3 % des perquisitions administratives ont conduit à des mises en examen. Un rendement ridicule, et une perte d’énergie et de moyens conséquente, au regard des dommages occasionnés pour toutes les autres personnes soupçonnées, à tort (dont presque aucun signalement n’a été transmis au parquet) et de la dégradation des libertés individuelles, engendrée par cet état d’urgence, désormais permanent.

Le paradoxe va même plus loin. Selon Christine Lazerges : « les services de renseignements n’apprécient pas l’état d’urgence, notamment en cas de perquisition administrative chez un suspect qui, tout d’un coup, est rendu visible. Or, pour prévenir, c’est le renseignement qui est utile ». La président du CNCDH poursuit : « Il semble que tous les attentats qui ont pu être déjoués l’aient été grâce au renseignement, pas grâce à l’état d’urgence ». L’état d’urgence prolongé serait-il alors contre-productif dans la lutte contre le terrorisme ?

À la lumière de tous ces éléments, le sondage Fiducial/Odoxa chiffrant à 57 % le nombre de français favorables à cette nouvelle loi de lutte contre le terrorisme, s’avère aussi curieux qu’inquiétant. Si la prédominance de l’affectif (la peur) sur la raison, dans les débats concernant le terrorisme, explique en partie ce phénomène, l’individualisation grandissante de la société n’y est probablement pas étrangère non plus. De plus en plus repliés sur eux-mêmes, les citoyens du 21e siècle ont, sans doute, tendance à privilégier leur sécurité personnelle au détriment des droits fondamentaux et collectifs, séduis par le discours du « si l’on n’a rien à se reprocher, il n’y a à rien à craindre de l’état d’urgence ». La sémantique d’une loi intitulée « antiterroriste » joue également sur les esprits. Nécessairement, tout le monde est contre le terrorisme…

Un souvenir nous revient, tout en rédigeant ces lignes, celui des palabres, martelés au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre, affirmant que, par ces actes barbares et odieux, les soldats de l’État Islamique avaient voulu en découdre avec notre mode de vie et ce goût, si français, pour la liberté. C’était clair pour tous : le terrorisme sert de levier affectif pour détruire un idéal sociétal, un idéal de liberté et de démocratie, un idéal de séparation des pouvoirs et de lutte contre tous les autoritarismes. En ce mois de septembre 2017, sous un ciel où se succèdent grisaille morose et froides éclaircies, nous sommes forcés d’admettre que ces fous furieux ont plutôt bien réussi leur coup.