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Les déchets radioactifs des mines d’uranium empoisonnent la Bretagne

12 Juillet 2017

Jusqu’en 1984, une filiale d’Areva a exploité l’uranium de quarante-deux mines bretonnes. Les sites sont toujours parsemés de matières radioactives qui inquiètent les habitants.

Bubry et Persquen (Morbihan), reportage

C’est un endroit bucolique, qu’on dirait sorti d’un conte de fées, dans une Bretagne boisée et méconnue, loin de la mer. Dans la campagne morbihannaise, à Bubry, la frondaison filtre la belle lumière de mai. Une ferme sans âge s’y repose, à quelques encablures d’une ancienne mine d’uranium, Ty Gallen. « Cette bâtisse est invendable », assure Patrick Boulé, président de Roz Glas, une association qui milite pour la décontamination des sites miniers d’uranium et de leurs abords.
De 1963 à 1981, de l’uranium a débordé de la mine. « L’eau de pluie qui ruisselait dans les galeries chargées en particules radioactives a été évacuée par l’exploitant et s’est écoulée dans une prairie. La matière radioactive a aussi contaminé le jardin de la maison » où un couple de retraités faisait pousser ses pommes de terre. « Le mari passait ses journées à jardiner dans la parcelle polluée. » Il est mort des suites d’un cancer du rein. « Avec une telle contamination radioactive, on peut s’interroger sur la raison du décès de ce monsieur, assène Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), qui a réalisé des mesures sur les lieux. Mais il est très difficile de faire reconnaître le lien entre les radiations et le décès. »
La toxicité des faibles doses est mal connue 

Le niveau des radiations émises par la boue et la terre contaminées représente, par endroits, quarante fois la radioactivité naturelle de cette région granitique. C’est peu : une mammographie ou un scanner irradie davantage. Mais il faut tenir compte de la durée d’exposition à ces faibles doses. Leur nocivité fait débat. La Criirad brandit « plusieurs études épidémiologiques internationales ». Leur constat : « Les faibles doses de radiations reçues sur une longue période augmentent les risques de cancer. »
Alain Rannou, de l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN), relativise. L’expert du service de la Protection de l’homme évoque des « régions du monde, comme le Kerala en Inde, qui présentent une radioactivité naturelle élevée sans qu’il n’y ait aujourd’hui la preuve scientifiquement établie d’un impact sur la santé des populations ». Une chose est sûre : la toxicité des faibles doses est mal connue. Et nous ne sommes pas tous égaux devant les effets des rayonnements, d’après l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).

S’en protéger ou non ? C’est un pari sur l’avenir, puisque l’uranium 238 restera radioactif pendant des milliards d’années. « Autant dire éternellement », lâche Bruno Chareyron.
Inquiètes, les associations se battent depuis 2009 pour que les matières incriminées à Bubry soient stockées sur un site fermé. Depuis, l’IRSN a dépêché ses experts sur place. Dans certaines zones, ils ont mesuré plus de radioactivité que la Criirad. Ils recommandent d’engager une étude supplémentaire. Le but : évaluer le risque lié à une exposition prolongée aux rayonnements et envisager le stockage. Areva, qui possède le titre minier, doit s’en charger. « Il n’y a pas de risque sanitaire avéré et donc pas d’urgence à traiter, ce qui nous laisse le temps de mener les études à bien », indique le géant du nucléaire à Reporterre par courriel.

En attendant, n’importe qui peut accéder à la prairie et au jardin où, d’après Bruno Chareyron, gisent de véritables « déchets radioactifs ». Une situation « très grave », selon l’ingénieur en physique nucléaire : « L’administration n’a pas mis en place des normes à temps pour empêcher cela. Elle a laissé l’exploitant gérer sa mine de manière scandaleuse, et des eaux radioactives non traitées contaminer l’extérieur du site minier. Un citoyen qui marche à cet endroit est exposé aux radiations et au radon, un gaz radioactif émanant du radium. Certains éléments sont très radiotoxiques si on les ingère, comme le plomb 210 et le polonium 210. »
« Une radioactivité 2.000 fois supérieure à la normale dans un chemin de Guérande » 

Ian Bentley, un Britannique dont la maison se situe à 300 mètres de l’ancienne mine, ne savait rien de cette pollution. « Ça fait un peu peur », dit-il. Dans la région, l’inquiétude grandit. Au point que les agences immobilières auraient du mal à vendre les biens voisins des mines, selon Roz Glas. Ici, l’uranium fait partie du paysage. La majorité des quarante-deux sites uranifères bretons se situe dans le pays du Roi Morvan, dont la communauté de communes en regroupe 21.
Tout a commencé en 1952 avec le plan quinquennal de développement de l’énergie atomique voté par le Parlement. En France, ce fut la ruée vers l’uranium. Ce minerai, qui sert de combustible aux centrales nucléaires et permet de fabriquer les bombes atomiques, a dynamisé les Trente Glorieuses. En 1980, la Cogema, future Areva NC [1], est devenue le premier producteur de la planète.
Au total, la France a sorti de son sol 76.000 tonnes d’uranium. Les 42 gisements bretons en ont produit 1.112 tonnes à partir de 277.946 tonnes de minerai d’une teneur moyenne de 4 kg d’uranium par tonne.

À l’époque, les exploitants étaient peu soucieux des stériles miniers, alors considérés comme inoffensifs [2] « Contrairement à ce que suggère le terme, il s’agit de roches dont le niveau de radioactivité est très supérieur à la moyenne et qui nécessitent l’application de mesures de radioprotection », souligne la Criirad.
Officiellement, deux millions de tonnes de stériles sur les 180 millions produites en France ont été réutilisées dans le domaine public. Officieusement, 600.000 autres tonnes auraient disparu dans la nature. Dans les allées, les jardins, sous les routes, les porcheries, les circuits de moto-cross, dans les talus, au fond des mares, dans les parkings, les bases de loisirs… Ces stériles, utilisés comme remblais, sont partout. « Les compagnies minières comme la Cogema, future Areva, laissaient les gens se servir gratuitement pour leurs travaux. Des stériles ont même été vendus. Très souvent, à cause d’un tri grossier, il y avait du minerai mélangé aux stériles, raconte Bruno Chareyron. Fin 2016, nous avons mesuré une radioactivité 2.000 fois supérieure à la normale au contact des stériles dans un chemin de Guérande. »
« J’ai été mis devant le fait accompli » 

Dans le pays du Roi Morvan, le président de Roz Glas roule vers Persquen. « On a du remblai radioactif sur cette route. Là aussi, dans l’allée de cette maison. » Pas une minute ne passe sans que Patrick Boulé ne relève un site où l’on trouve ces stériles miniers. Quinze communes sont concernées. « À Guern, il y en a sous deux cours de ferme. À Meslan, c’est un terrain qu’utilise l’association de boulistes pour ses parties de pétanque. Ailleurs, un particulier a bâti son poulailler sur des stériles, où le niveau des radiations représente vingt-cinq fois le bruit de fond naturel. Areva a proposé de décontaminer, mais le propriétaire refuse qu’on touche à son terrain, situé sur un ancien site minier. Les gens, bien souvent, minorent la situation. Ils ont grandi avec l’exploitation minière. Et puis, parfois, ils ont du mal à en parler. Il faut assumer, ils craignent que leurs enfants aient un cancer plus tard. Ce sont les néoruraux qui sont remontés. Nous aimerions bien suivre tous les dossiers, mais nous ne sommes pas assez nombreux. »
Areva, responsable de 39 sites miniers bretons, s’est engagée à traiter les lieux les plus radioactifs. En effet, en 2009, l’enquête de l’émission Pièces à conviction, intitulée « Uranium : le scandale de la France contaminée », obligeait l’État, censé surveiller la fermeture des mines, à réagir. Une circulaire ministérielle a alors été publiée, prévoyant qu’Areva devait recenser les lieux de réutilisation des stériles et fournir ces informations aux mairies. De 2009 à 2011, la firme a organisé le survol en hélicoptère du territoire pour détecter les stériles, via un spectromètre gamma. Ensuite, des contrôles au sol ont été réalisés pour vérifier les conséquences des anomalies relevées. Pour les lieux les plus radioactifs, Areva doit regrouper les stériles sur d’anciens sites d’extraction.

Dans le Morbihan, c’est l’ancienne mine de Persquen qui a été choisie comme point de regroupement des stériles. Michel Le Gallo, le maire, a voulu s’opposer au projet, rapporte le journal le Télégramme. En vain. « J’ai été mis devant le fait accompli, regrette l’élu. Je suis tombé des nues. » Le maire a appris que la quantité de matières radioactives à stocker passait de 5.000 à 10.000 m3 lors d’une réunion publique le 8 juin 2016. Philippe Noguès, alors député de la circonscription (il a été battu en juin 2017), s’est ému de ce manque de transparence, en contradiction avec les consignes de la circulaire. Les élus du conseil régional de Bretagne, eux aussi, aimeraient qu’Areva respecte ses « engagements » en décontaminant les sites et en informant le public.
La multinationale réplique qu’elle attend le feu vert de la préfecture pour commencer l’assainissement. Contactés, les services de l’État n’ont pas répondu à nos questions. Areva assure qu’elle informe les habitants via des « réunions publiques », des « commissions de suivi de sites », des « livrets en mairie », des « pancartes ». « Leurs pancartes, c’est souvent du tourisme industriel, observe Patrick Boulé. Quelques-unes viennent juste d’être installées autour des sites, six ans après nos demandes. »
Des méthodes de recensement jugées « pas fiables » 

À Persquen, à proximité de l’ancienne mine, une habitante discute avec le président de Roz Glas. Elle est préoccupée par ce projet de regrouper les stériles miniers qui devrait être mis en œuvre cette année, à quelques centaines de mètres de sa maison. En ce jour de printemps, le lieu est couvert d’une forêt de genêts. 160.000 m3 de stériles dorment déjà sous ces arbres.

Les roches qu’Areva doit ajouter à ce site sont issues de 19 zones réparties sur sept communes. Le président de Roz Glas craint « qu’un paquet d’autres matières radioactives » ne constelle encore la région après l’opération. D’ailleurs, pour le Collectif mines d’uranium, qui regroupe 15 associations et la Criirad, cette crainte vaut pour les abords des 250 anciennes mines d’uranium françaises. En cause : des méthodes de recensement jugées « pas fiables » par Bruno Chareyron. Ce que conteste l’IRSN, qui a recommandé ces méthodes à Areva.
Des sites présentant des risques sanitaires passeraient entre les mailles du filet, estime la Criirad. « On l’a constaté à plusieurs reprises, par exemple dans la Loire, où une scierie a été construite sur plusieurs milliers de m3 de matières radioactives, illustre Bruno Chareyron. S’agissant de matières qui seront radioactives de manière éternelle, il vaut mieux les stocker le plus loin possible des personnes. »
L’association se heurte là aux principes de réalité que leur opposent l’exploitant et l’État. « Ils considèrent les sites pollués en fonction de leur usage actuel et non futur. » Quand l’IRSN dit : « Vu la configuration des lieux et les consignes laissées en mairie, personne n’ira habiter ici et aucun enfant n’ira tous les jours se rouler dans cette terre marquée par la radioactivité. » La Criirad répond : « OK, mais dans dix ans ? Mille ans ? »
Les associations dénoncent aussi « des assainissements bâclés », comme sur la presqu’île guérandaise, et une « réglementation qui ne protège pas suffisamment la population ». Elles demandent à être reçues par Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire. « Ce n’est pas normal que les citoyens et les associations doivent se substituer à l’État. »

[1] Une filiale d’Areva.
[2] Dans l’activité minière, les stériles sont les roches et les terres extraites pour accéder au gisement.