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Le Parlement prépare la fin de l’état d’urgence en faisant reculer les libertés

19 Juillet 2017

Dans la nuit du 18 au 19 juillet, les sénateurs ont adopté le projet de loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ». Il sera examiné par l’Assemblée nationale en octobre. Ce texte lèvera l’état d’urgence. Mais il pérennise des moyens attentatoires aux libertés publiques.
« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. » Cette citation de Benjamin Franklin, père fondateur des États-Unis d’Amérique, a été remise au goût du jour par les débats sur la prolongation de l’état d’urgence. Elle a été choisie par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) pour introduire son avis sur le projet de loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ».
Le texte a été adopté dans la nuit du 18 au 19 juillet par le Sénat. Selon le président de la République, cette nouvelle loi permettra enfin la levée de l’état d’urgence : « Je rendrai aux Français leurs libertés en levant l’état d’urgence à l’automne. Ces libertés sont la condition d’une démocratie forte », a affirmé Emmanuel Macron devant le Parlement, réuni en Congrès à Versailles, le 3 juillet.
En attendant, la prolongation de l’état d’urgence a tout de même été votée, pour la sixième fois, début juillet par les parlementaires. Ce régime d’exception, entré en vigueur au soir des attentats du 13 novembre 2015, s’achèvera le 1er novembre, soit quasiment deux ans après. Et la nouvelle loi antiterroriste prendra la relève.
Mais, avec ce texte, les Français auront-ils vraiment, comme le souhaite M. Macron, à la fois liberté et sécurité ? Pour de nombreux spécialistes, la réponse est clairement négative : le Défenseur des droits, Jacques Toubon, l’ex-garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, ou encore une coalition de plusieurs associations, cabinets d’avocats et universitaires se sont notamment prononcés contre le projet de loi.
De même, donc, que la CNCDH, qui a rendu son avis sur le texte le 6 juillet dernier. Cette autorité administrative indépendante, qui conseille le gouvernement et le Parlement sur les questions de droits de l’Homme, estime que le projet de loi présenté par le Premier ministre, Édouard Philippe, et le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, « s’apparente à une prolongation indéfinie de l’état d’urgence », plutôt qu’à une sortie de ce régime d’exception. « C’est une transposition dans le droit commun du dispositif de l’état d’urgence, estime la présidente de la CNCDH, Christine Lazerges : Des pouvoirs de police que nous appelons exorbitants vont devenir permanents. »
« Porter atteinte à la liberté d’aller et venir, ainsi qu’aux libertés d’expression, de manifestation et de réunion »

Assignation à résidence à la demande du ministère de l’Intérieur ; perquisitions et fermeture des lieux de culte sur ordre du préfet ; fouilles et palpations des personnes et des véhicules lors des événements « soumis à un risque de terrorisme » : quatre mesures phares de l’état d’urgence se retrouvent dans ce projet de loi. Elles sont « susceptibles de porter atteinte à la liberté d’aller et venir, ainsi qu’aux libertés d’expression, de manifestation et de réunion », estime la CNCDH.


Dans le détail, l’article premier du projet de loi est à ce titre jugé bien trop « flou » par la présidente de la Commission. Il prévoit l’instauration de « périmètres de protection » « afin d’assurer la sécurité d’un lieu ou d’un événement soumis à un risque d’actes de terrorisme en raison de sa nature ou de l’ampleur de sa fréquentation ». Une formulation qui pourra être appliquée à toutes sortes de rassemblements : événements sportifs, concerts, ou… manifestations. « Rappelez-vous la manifestation contre la loi El Khomri cernée par la police : elle a dû tourner en rond autour du bassin de l’Arsenal », avertit la juriste. « Cette disposition permet de canaliser ou interdire des manifestations. »
La consternation est la même chez Amnesty International France. Nicolas Krameyer, responsable des questions des libertés individuelles et publiques pour l’ONG, dénonce une « mise à l’écart de la justice ». Il analyse l’article 3 sur les « mesures individuelles de surveillance » et l’article 4 sur les « visites et saisies » — deux euphémismes pour désigner les assignations à résidence et les perquisitions de l’état d’urgence : « Ce texte permet de déclencher une perquisition ou une assignation à résidence sur le simple fondement de soupçons ténus : le témoignage d’un voisin, une barbe un peu trop longue, un entourage jugé suspect, etc. En s’appuyant sur des opinions privées et des notes blanches [1] des services de renseignement, on va pouvoir prendre envers des individus des mesures coercitives qui violent les droits fondamentaux », regrette-il.
« Le droit de faire toutes sortes de choses contraires aux libertés et droits fondamentaux »

La CNCDH craint ainsi, avec ce nouveau texte, les mêmes « dérives » que celles constatées « dans le cadre de l’état d’urgence : des militants écologistes ont été assignés à résidence lors de la COP21 ; des interdictions de séjour ont été prononcées à l’encontre de militants participant au mouvement Nuit debout et des interdictions et restrictions de manifester ont été imposées aux organisations syndicales dans le contexte de l’opposition à la loi d’août 2016 relative à la réforme du code du travail. »
Face à ces inquiétudes, le Premier ministre s’est défendu, par exemple sur Europe 1. Ces mesures s’appliqueront « exclusivement en matière de lutte contre le terrorisme, dans des conditions bien définies par la loi et strictement limitatives », a-t-il indiqué. « Il s’agit de dispositions de droit commun, assorties systématiquement de garanties protégeant les libertés individuelles. Les conditions d’application sont beaucoup plus ciblées et très encadrées », a assuré de son côté le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, en présentant sa loi dans le Figaro. Quant à Emmanuel Macron, il a précisé le 3 juillet que ses dispositions « devront viser explicitement les terroristes (…), qui seront placés sous la surveillance du juge dans le respect intégral et permanent de nos exigences constitutionnelles et de nos traditions de liberté ». Dans le cadre des perquisitions, un garde-fou a ainsi été introduit : un juge des libertés devra donner son accord préalable.


Des paroles qui n’ont pas convaincu tout le monde. L’argument est usé, estime Nicolas Krameyer : « À chaque prolongation de l’état d’urgence, les autorités nous ont répondu que les mesures ne s’appliquaient que pour le terrorisme. » « Si un autre pouvoir moins bien intentionné était en place, il aurait avec cette loi le droit de faire toutes sortes de choses contraires aux libertés et droits fondamentaux, enchérit Christine Lazerges. Le gouvernement met en place des articles de loi extrêmement dangereux. »
« Faire croire que la législation pourrait à elle seule être une réponse au terrorisme est un leurre »

Un autre danger qui se dessine, selon la CNCDH, est l’effacement d’une distinction essentielle de l’état de droit français : celle entre « police administrative » et « action judiciaire ». La première peut intervenir a priori dans une affaire, mais les preuves étant quasi absentes à ce stade, ses moyens sont limités. La seconde peut engager des actions répressives envers les personnes, mais seulement une fois qu’il « existe suffisamment d’éléments tangibles rendant plausible la commission d’un délit ou d’un crime », explique le rapport.
« Le risque, c’est que cette confusion contamine le reste du droit commun. On a introduit le loup dans la bergerie, avertit Nicolas Krameyer. Et ce qui est le plus choquant, c’est qu’on essaye de faire croire que c’est pour améliorer la lutte contre le terrorisme, alors qu’il y a eu une trentaine de projets de loi antiterroristes ces 25 dernières années et que les moyens d’enquête sont déjà extrêmement nombreux. Faire croire que la législation pourrait à elle seule être une réponse au terrorisme est un leurre. Il serait temps de réfléchir à une réponse à cette menace par des moyens bien plus pluridimensionnels qu’aujourd’hui. »
Une observation confirmée par un rapport parlementaire de juillet 2016 sur l’état d’urgence : « Alors que toutes les auditions de notre commission se sont tenues pendant l’état d’urgence, force est de constater que les mesures prises pendant l’état d’urgence n’ont pas été évoquées par les spécialistes de la lutte contre le terrorisme comme jouant un rôle particulier dans celle-ci », notait-il, expliquant que l’état d’urgence avait fonctionné dans les premiers jours grâce à l’effet de surprise, puis que son impact s’était rapidement amenuisé.
Au contraire, les mesures que le gouvernement souhaite pérenniser pourraient avoir à long terme un effet contre-productif, averti la CNCDH dans son avis. Il évoque le « sentiment d’arbitraire » qu’elles peuvent susciter, créant un « ressentiment à l’égard de la France et de ses institutions », et donc une « menace à moyen terme pour le pacte social et donc l’ordre public ».