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Le démagogue oxygéné : pourquoi Geert Wilders est en train de prendre le dessus dans la politique néerlandaise

Sa popularité croissante révèle un paradoxe au cœur du libéralisme hollandais
 par Ian Buruma, traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala, 11/3/2017 
Original: Why Geert Wilders is taking over Dutch politics

Traductions disponibles :
Svenska 

 Que les USA aient
pu élire comme président quelqu’un comme Donald Trump a provoqué un choc. Mais
les USA sont un pays étrange, enclin à des explosions périodiques de folie
politique – bien que, peut-être jamais aussi fou que cela. Que les Hollandais,
souvent caricaturés comme pragmatiques, bourgeois, flegmatiques, entreprenants,
tolérants et peut-être un peu ennuyeux, puissent élire le 15 mars un parti
dirigé par un vulgaire agitateur à la chevelure oxygénée pour être le
premier  du pays est plus surprenant. Mais la montée de Geert Wilders,
leader (et seul membre officiel) du Parti de la Liberté, montre comment le
populisme balaye aussi les Pays-Bas. 

Wilders a été l’une des principales
attractions du raout d’extrême-droite de Coblence, où il a salué le Brexit,
Donald Trump et ce qu’il a appelé le printemps patriotique en Europe.

Les vieux Pays-Bas
à l’esprit mercantile, toujours en quête d’un compromis consensuel, existent
encore, bien sûr, incarnés par le Premier ministre conservateur, Mark Rutte,
mais même lui tente de s’adapter à l’humeur populaire. Cette semaine, dans le
cadre de sa campagne électorale, il a publié une pleine  page de pub
disant que ceux qui «refusent de s’adapter et critiquent nos valeurs» devraient
«se comporter normalement ou s’en aller».
C’était une
manifestation de la panique d’un politicien se rendant compte, peut-être trop
tard, qu’il n’avait pas fait assez pour arrêter un challenger populiste. Le
parti de Wilders a un manifeste d’une page qui propose de fermer les mosquées,
d’interdire le Coran et de renvoyer les demandeurs d’asile. Les sondages suggèrent
qu’aux élections du 15 mars, il pourrait bien arriver en tête. Dans le système
néerlandais, cela ne pourrait sûrement pas faire de lui le premier ministre,
mais Premier ministre ou pas, il dominera la conversation nationale.
Pour comprendre
comment et pourquoi, et ce qui bouge aux Pays-Bas, il faut comprendre le
personnage Geert Wilders. Wilders est l’opposé de l’image d’Épinal du placide
Batave. Il est grossier, tonitruant, intolérant et pas du tout ennuyeux. Sa
chevelure bouffante teinte en blond est moins anodine qu’il n’y paraît. Comme
la crête de Trump, c’est une excentricité qui le distingue des technocrates et
des politiciens professionnels plus conventionnels : et c’est précisément le
but. Ses fans veulent qu’il soit aussi différent que possible des politiciens
du courant dominant.
Comme tant de
grandes gueules chauvines, hier comme aujourd’hui, Wilders vient des marges de
la vie nationale. Il a grandi dans la province méridionale du Limbourg, dont
les habitants sont traditionnellement catholiques romains, souvent pleins de
ressentiment à l’égard des habitants  plus cosmopolites des zones
côtières, et économiquement à la traîne depuis que leurs mines de charbon ont
fermé dans les années 1980.
Mais il y a
quelque chose d’autre dans le maquillage de Wilders qui est rarement mentionné.
La famille de sa mère est eurasienne, ou indo, comme on dit en
néerlandais. Les indos des Indes orientales néerlandaises, l’Indonésie
d’aujourd’hui, méprisés par les colonisateurs hollandais de “pure
race”, étaient particulièrement désireux de se distinguer des Indonésiens
indigènes et de s’identifier comme plus hollandais (c’est-à-dire blancs) que
les Hollandais. Beaucoup rejoignirent le parti national-socialiste néerlandais
(NSB) dans les années 1930. Après la Seconde Guerre mondiale, quand la plupart
d’entre eux se sont installés aux Pays-Bas, après avoir été expulsés de
l’Indonésie par le président Sukarno, les Indos étaient souvent profondément
conservateurs et hostiles aux musulmans.
Ainsi, la
plate-forme principale de Wilders, basée sur la prémisse que l’Islam, pratiqué
par environ 4 pour cent de la population hollandaise, représente une menace
mortelle pour la civilisation européenne, est enracinée dans un passé national
particulier. De vieilles blessures coloniales sont maintenant projetées sur des
personnes qui sont pour la plupart d’origine marocaine. En 2014, Wilders a
demandé à ses partisans s’ils voulaient «plus de Marocains, ou moins» aux
Pays-Bas. «Moins!», fut la réponse. «Nous allons régler ça.» Il a été poursuivi
pour incitation à la haine et a été reconnu coupable, mais, bizarrement, n’a
pas été condamné. Ses défenseurs ont affirmé que Wilders avait seulement fait
référence à un groupe national et non ethnique ou religieux, et donc ne pouvait
pas être coupable de discours de haine, mais ils étaient à côté de la plaque.
Les «Marocains» dans ce cas étaient des citoyens néerlandais. Et d’ailleurs,
Wilders a comparé le Coran avec Mein Kampf d’Hitler et a menacé de
déporter en masse les musulmans.
Pourquoi les
démons de Wilders ont-ils trouvé un tel écho dans un pays prospère, stable et
même très bourgeois? Pourquoi un nombre suffisant de citoyens néerlandais
semble-t-il partager sa politique toxique pour provoquer un tel bouleversement?
Certes, les musulmans ne sont pas les seules cibles de son mépris. Wilders est
enclin à alterner les polémiques anti-islamiques avec les diatribes contre
l’Union européenne. Il a persuadé un grand nombre de gens, pas tous du Limbourg
rural, que ‘Bruxelles’ et l’Islam menacent l’identité hollandaise. Et cette
destruction, à son avis, est aidée et encouragée par les élites cosmopolites à
Amsterdam, Rotterdam et La Haye.
Une grande partie
de cette rhétorique semblerait familière dans d’autres pays européens,
notamment l’Angleterre. Les tensions de l’économie mondiale, du changement
technologique et des arrangements politiques sclérosés, tant nationaux
qu’européens, ont également affecté les Pays-Bas. Comme d’autres chefs
populistes, Wilders a exploité un éventail de peurs et a recouru aux boucs
émissaires idoines.
Il y a néanmoins
quelque chose de particulier dans la situation néerlandaise. L’autre cliché sur
la Hollande, à part le pragmatisme, etc., c’est que c’était le pays le plus
socialement progressiste en Europe. Rappelez-vous le sketch brillant de Harry
Enfield et Paul Whitehouse (qui est à moitié néerlandais) sur les deux
policiers gays à Amsterdam fumant leur joint dans leur voiture de patrouille.
Une blague, bien sûr. Mais le libéralisme radical, dont certains Hollandais ont
eu tendance à s’enorgueillir, a en fait quelque chose à voir avec la nature
spécifique de la réaction populiste.
Même si la
majorité des partisans de Wilders sont à la fois provinciaux et conservateurs,
il utilise la tolérance sociale hollandaise comme un bâton pour battre les
musulmans. L’islam est une menace pour notre civilisation parce que ses fidèles
sont censés haïr les homosexuels et ne traitent pas leurs femmes en égales. Le
fait que cela valait aussi pour la plupart des Néerlandais il n’y a pas si
longtemps n’est plus considéré comme pertinent. Son prédécesseur dans le rôle
de populiste à succès, le défunt Pim Fortuyn, assassiné par un vegan fanatique
(avec une mère britannique pentecôtiste), était lui-même homosexuel et se
vantait d’avoir des relations sexuelles avec des immigrés marocains dans les
«backrooms» des bars gais de Rotterdam.
Mais il y a une
raison plus profonde pour laquelle les idéaux progressistes sont liés au
nativisme d’aujourd’hui. Il n’y a pas longtemps, la plupart des Néerlandais ne
s’identifiaient pas principalement avec leur nationalité mais avec leurs
croyances. La société néerlandaise reposait sur ce qu’on appelait des piliers,
des réseaux sociopolitiques et économiques verticaux  construits autour
d’affiliations religieuses ou politiques. Les protestants ne se mariaient pas
avec des catholiques, ni même faisaient des achats dans des magasins
appartenant à des gens de l’autre religion. Du berceau à la tombe, la vie était
organisée selon ces clivages. Un catholique allait dans une école catholique,
était membre d’un club sportif catholique, votait pour le parti catholique, se
retirait dans une maison de retraite catholique, et le tout à l’avenant. Il en
était de même pour les diverses dénominations protestantes, voire même pour les
socialistes. Étant d’un milieu libéral laïque, je n’ai pour ainsi dire pas
fréquenté un seul calviniste ou catholique pratiquant quand j’ai grandi à La
Haye. Et les seuls socialistes que j’aie connus  étaient des excentriques
de la  bourgeoisie.
Les piliers ont
commencé à s’effondrer dans les années 1960, avec tant d’autres choses que nous
considérions comme vieux jeu et oppressives. Les églises se sont vidées.
L’influence des partis chrétiens s’est réduite ou a entièrement disparu. Les
mariages mixtes sont devenus de plus en plus courants. Être progressiste, en
effet, c’était participer à la destruction des piliers.
Cela a été
libérateur, mais, comme tout changement social, cela a eu des conséquences
imprévues. Au fur et à mesure que les formes traditionnelles d’identité
disparaissaient, de plus en plus de gens se sont sentis largués, surtout dans
des régions rurales conservatrices comme le Limbourg. La monarchie et l’équipe
nationale de football offraient un peu de réconfort, mais, sauf lors des
matches de Coupe du Monde contre l’Allemagne, ce n’était pas vraiment
suffisant. Les libéraux urbains, toujours inspirés par l’idéalisme européen et
hantés par les mauvais souvenirs de l’occupation nazie, étaient
hyper-conscients des dangers des préjugés raciaux. Cela les rendit moins
réceptifs au besoin d’un sentiment d’appartenance renouvelé chez leurs
concitoyens moins privilégiés.
Tout cela s’est
envenimé dans les années 1990, lorsque les «travailleurs invités» recrutés pour
l’industrie dans les années 1960 dans les villages pauvres de la Turquie et du
Maroc n’ont plus été des invités, mais étaient devenus des citoyens néerlandais
avec des familles élargies. Leur présence ne pouvait plus être ignorée. Pim
Fortuyn a exploité les tensions qui en résultaient. Un politicien conservateur
plus “orthodoxe” appelé Frits Bolkestein a également prêté une
oreille sympathique à la grogne, comme il disait, à «l’église et au bistrot».
Le protégé de Bolkestein et le rédacteur de ses discours dans les années 90
était un jeune homme prometteur nommé Geert Wilders.
En 2004, Wilders a
rompu avec le parti conservateur de Bolkestein, le VVD. Il a lancé un mouvement
visant à purger les Pays-Bas de leur Problème Musulman. Mais il est allé
beaucoup plus loin que Fortuyn ou Bolkestein. Il n’est pas seulement entré en
guerre contre l’islam et «Bruxelles», mais aussi avec l’ensemble de l’ordre
politique établi. Wilders a dénoncé le pouvoir judiciaire indépendant comme
«justice bidon», et le parlement, où il a siégé pendant de nombreuses années,
comme un «parlement d’arnaque».
Cela fait de lui une figure dangereuse, un peu comme le nouveau
président US pour lequel il claironne son admiration Car Trump est en train de
délibérément affaiblir la légitimité du parlement et la primauté du droit.
L’extrémisme islamiste doit être pris au sérieux, bien sûr. Mais malgré le nom
de son soi-disant Parti de la Liberté, je dirais que Wilders représente la plus
grande menace pour les institutions politiques de son pays. Son succès serait
un triste jour pour l’une des plus anciennes démocraties d’Europe.