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La Cour de justice de l’UE atteinte à son tour par l’obsession du “voile islamiqueˮ

par Annamaria Rivera, 20/3/2017. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala.
Original: L’ossessione del “velo islamico” contagia anche la Corte di Giustizia europea
Quiconque s’occupe systématiquement et depuis longtemps  des “affaires du voile” récurrentes (avec l’ajout récent du burkini) le sait bien: aucun argument, aussi rationnel et sophistiqué soit-il, ne peut faire changer d’idée à ceux qui absolutisent le hijab – rien d’autre qu’un foulard – comme menace «pour nos valeurs» et symbole de l’oppression et de l’obscurantisme, sans même prendre la peine de faire la distinction entre “voiles” imposés et “voiles” librement choisis.
En réalité, derrière cette fixation idéologique, il y a souvent des legs colonialistes non élaborés (c’est particulièrement le cas de la France) ou une projection fétichiste des propres inquiétudes face à une altérité perçue comme irréductible, et de toute façon rétrograde. Dans certains cas, les raisons sont plus obscures. En France, depuis de nombreuses années, le philosophe «féministe» Élisabeth Badinter mène une bataille intense contre le «voile», qu’elle considère comme  “un étendard politique et communautaire”. Badinter est, entre autres, première actionnaire et présidente du conseil de surveillance de Publicis, la société de publicité et de communication, le troisième plus grand groupe mondial dans ce secteur. Eh bien, Publicis se distingue non seulement par despublicités sexistes, mais aussi pour avoir signé un contrat avec l’Arabie saoudite, visant à améliorer l’image de ce pays en France.
À bien y réfléchir, et comme je l’ai écrit plusieurs fois, le «voile» est avant tout un objet fétichiste  construit comme tel par le discours hégémonique. Si on faisait, de manière laïque, l’effort de relativiser et de comparer, de  contextualiser et déconstruire, on se rendrait compte que cet article d’habillement – qui n’est pas si étranger que ça à “nos traditions” – prend des valeurs et des significations différentes selon le contexte et selon les femmes qui le portent, pas toujours du fait d’un acte de domination masculine, et dans de nombreux cas, par libre choix des femmes . La libération des femmes ne passe-t-elle donc pas aussi par la liberté de disposer de leur corps et de s’habiller comme il leur plait ?
En ce qui concerne les pays à majorité musulmane, je donnerai quelques exemples, parmi les nombreux possibles. Comme je l’ai déjà rappelé ailleurs, dans la Tunisie du régime de Ben Ali, le hijab a été interdit dans les lieux publics, y compris les écoles et les universités, et les étudiantes “voilées” étaient souvent convoquées et menacées par la police. Si bien qu’après la révolution il est devenu à la mode de le porter, dans de nombreux cas avec une mini-jupe, comme je l’ai vu plusieurs fois. Quant au Maroc, au cours des dernières années, les défilés du Premier Mai à Essaouira – pour parler d’un contexte que je connais bien – voient marcher en tête, majoritaires et combatives, des jeunes femmes avec le «voile»: ce sont elles, précaires dans les secteurs de l’éducation et la santé, qui, mégaphone en main, lancent les slogans et conduisent la marche.

Faire du hijab un symbole de l’islamisme radical et djihadiste est donc complètement arbitraire. Et aussi politiquement irresponsable, si on voit les choses ” du côté de chez nous”. Parce que cela peut aider à exposer encore plus les femmes qui le portent aux discriminations, aux violences, aux agressions – à connotation sexiste et raciste – déjà en augmentation depuis quelques années, y compris en Italie. Après chaque attentat étiqueté djihadiste, en fait, il se trouve que ce sont des femmes “voilées” qui sont ciblées. Pour rappeler une affaire italienne: après les attentats de Paris du 13 novembre 2015, certaines étudiantes ont été attaquées dans le centre de Bologne, avec des insultes, des crachats et des arrachages de foulard. La même chose est arrivée à certaines militantes de Ravenne, appartenant à une association musulmane féministe et antiraciste.
C’est faire preuve d’une myopie encore plus grande que d’exprimer sa satisfaction – comme certaines féministes italiennes l’ont fait – pour les deux jugements complémentaires de la Cour de justice de l’UE qui, le 14 mars, a tranché en substance en faveur des employeurs de deux femmes licenciées pour port du «voile». Appelée à se prononcer sur les deux cas, survenus respectivement en France et en Belgique, la Cour a en effet jugé qu’il n’y avait pas là de viol du droit européen sur la non-discrimination.
En fin de compte, les entreprises privées sont autorisées à inclure dans leurs règlements intérieurs l’interdiction faite à leurs employés de porter des signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses, puisque cela ne constitue pas  en soi une “discrimination directe”. Ce qui menace de légitimer et de renforcer l’arbitraire patronal. La formule que j’ai citée équivaut en fait à prétendre qu’il peut être aussi légitime de licencier quiconque s’obstine, malgré le règlement, à porter une kippah ou une chaîne ou une broche avec une croix, une faucille et un marteau, un symbole pacifiste ou autre. Et même qui s’habille en hippie ou se présente au travail avec des cheveux et / ou des vêtements de  style rasta (le rastafarisme est une religion).
Le fait que la Cour considère légitime qu’un employeur veuille donner à ses clients une “image de neutralité” est tout aussi problématique et abstrait. Existe-t-il vraiment des marques neutres ? On peut en douter. La neutralité, en fait, n’est rien d’autre qu’une valeur conventionnelle, souvent déterminée par le marché et historiquement formée par la sédimentation des signes, même religieux, qui au fil du temps sont devenus une habitude et une norme majoritaires.
En tentant maladroitement de dissimuler l’objectif réel, à savoir les travailleuses musulmanes, la Cour finit par violer (comme Amnesty international l’a dénoncé) non seulement le principe de non-discrimination, mais aussi l’un des piliers de la laïcité: celui de la liberté de conscience. Et cela en faveur de l’arbitraire patronal, comme je l’ai dit, et du battage islamophobe et au détriment des femmes de foi ou de milieu musulmans, qui sont déjà les plus pénalisées dans l’accès à l’emploi.
Photos de l’artiste britannique Sarah Maple