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Aziza Brahim : le poing et la voix

par Laura Hunter, Le Courrier, 23/12/2017

Engagée
pour ­l’indépendance de son pays, le Sahara occidental, la chanteuse
incarne à la fois la tragédie et les espoirs de nombreux réfugiés dans
le monde.

Elle porte le voile, a choisi une chanson de Jimi Hendrix comme sonnerie sur son portable, veut qu’on la tutoie et joue du tabal, une percussion du Sahara occidental réservée aux femmes. Petite-fille de la poétesse sahraouie ­renommée Ljadra Mint Mabrouk, l’auteure-interprète Aziza Brahim suit les traces de son aïeule et brise les clichés. Considérée comme la chanteuse la plus importante de son pays, elle en est aussi une fervente défenseure. Luttant sur scène, sur le terrain des mots et des émotions, l’artiste dénonce de sa voix claire et puissante la violence et la torture ­subies par le peuple du Sahara occidental et par tous les réfugiés du monde. Bercées par des tendres mélodies qui rappellent les blues malien et gitan et servies par des musiciens d’exception, les paroles d’Aziza Brahim sont un poing levé dans un gant de velours qui ne laissent pas indemne. La musicienne était à Genève le mois dernier pour un concert unique à l’AMR devant une salle aussi comble que comblée. Rencontre.
Pour Aziza
Brahim, la musique a d’abord été un refuge, une manière de survivre dans
les camps de réfugiés, un moyen de transmuter les maux subis. «Les
femmes chantaient tout le temps dans ma famille, surtout le vendredi
pour les chants spirituels. Je tapais des mains et j’ai appris comme ça à
jouer du tabal. Dès que j’ai eu six ou sept ans, ma grand-mère m’a
emmenée à ses récitals de poésie. Nous n’avions pas de jouets, alors la
musique devenait un jeu», raconte-t-elle. Née en 1976 et élevée avec ses
neuf frères et sœurs dans un camp algérien où sa mère, fuyant
l’occupation marocaine du Sahara occidental un an auparavant, s’était
installée, ­Aziza Brahim a connu l’exil à plusieurs reprises. Qui de
mieux que cette femme pour chanter les souffrances et les ­aspirations
du peuple sahraoui, voire de tous les déplacés?
Des dunes aux Caraïbes
Alors âgée
de 11 ans, Aziza Brahim ­reçoit une bourse pour étudier à Cuba, comme de
nombreux étudiants sahraouis et africains de l’époque. Elle s’en
souvient avec émotion: «Cuba a aidé beaucoup de peuples africains en
lutte. Le pays a été une pièce clé du ­combat sahraoui, en permettant à
de nombreux jeunes de notre peuple de s’y former scolairement et
professionnellement. Beaucoup de médecins cubains venaient aussi nous
soigner dans les camps.» Pour la chanteuse, Cuba est une deuxième
patrie. «J’y ai passé plus de temps que dans mon propre pays… dont je
n’ai jamais foulé le sol! Ce n’était pas toujours facile à Cuba, car j’y
ai vécu en pleine ‘période spéciale’ (crise économique du début des années 1990, consécutive à l’effondrement de l’Union ­soviétique, ndlr), mais le peuple cubain nous a chaleureusement accueillis. Et nous aussi avons soutenu leur révolution», souligne la militante.
La musique, outil de lutte
A Cuba, la
jeune étudiante joue et chante dans les groupes des écoles. Elle rêve
d’apprendre la musique à un ­niveau académique, mais cette requête est
rejetée par ses tuteurs sahraouis. «Ils ont refusé, car ils voulaient
nous orienter vers des formations ‘plus ­sérieuses’, qui pourraient
avoir une influence pour notre peuple lorsque l’État sahraoui
s’organiserait après l’indépendance.» La déception est immense. Si elle
comprend les raisons invoquées par ses tuteurs, Aziza Brahim préfère
interrompre son cursus cubain plutôt que de renoncer à sa passion.
Insoumise,
elle retourne dans les camps de réfugiés en 1995, où elle se met à
composer ses propres thèmes et se fait connaître peu à peu, avant de
s’installer en Espagne en 2000. «Pour moi, la musique est la plus
puissante des influences. Elle me fait vibrer, c’est une condition de
lutte. C’est le vecteur le plus direct et efficace pour partager les
douleurs, les luttes et les ­espoirs. Cela me permet également de
soigner mes cicatrices, en les transcendant et en transmettant mon
expérience dans les camps de réfugiés, qui est vécue par énormément de
personnes dans le monde à l’heure actuelle… Ma musique parle de tout
ça», confie-t-elle. Son ­dernier album, Abbar el Hamada («A
travers la Hamada», terme qui désigne un plateau du désert), est un
vibrant appel à «détruire les murs qui séparent les peuples», plus
particulièrement les fortifications de sable érigées par les autorités
marocaines aux confins du Sahara occidental pour empêcher les Sahraouis
exilés de revenir sur leur terre.
Ambassadrice
Interrogée
sur ses influences, Aziza Brahim parle de musique africaine et arabe
avant tout. Elle évoque Ali Farka Touré, «le plus grand artiste africain
selon moi», Salif Keita, Rokia Traoré, Miriam Makeba, mais aussi Los
Van Van (Cuba), le rock de Jimi Hendrix, Queen, Pink Floyd et le blues
US, avec en tête Big Mama Thornton. Son œuvre se révèle à la hauteur de
cet éclectisme, des échos du désert de la chanson «
Calles de Dajla»
(les rues de Dakhla), aux accents afro-cubains de «La Cordillera negra»
(la cordillère noire), deux titres de son dernier album.
Comparée par certains à Billie Holiday, l’artiste ne cache pas ses
opinions ­politiques. «Une grande partie de ma musique vise à donner de
la visibilité aux revendications de mon peuple, qui me considère de fait
un peu comme une ambassadrice. Je le sens comme un ­devoir, mais aussi
comme une chance et un bonheur.» Ambassadrice de son peuple, Aziza
Brahim l’est aussi particulièrement des femmes sahraouies, qui occupent
une place importante dans son œuvre.
«Notre
société est matriarcale, ce sont les femmes qui portent la culotte.
Quand j’étais enfant, dans les camps, il n’y avait pas d’hommes. Ils
étaient tous au front pour combattre les troupes marocaines. Les femmes
faisaient tout, elles organisaient le campement, l’approvisionnement,
l’hygiène, les soins, les traditions, la nourriture, la construction
d’écoles, d’hôpitaux… Les femmes sahraouies sont un symbole de lutte
constante, de détermination, de capacités et de courage. Elles sont pour
moi un exemple à suivre.» Un héritage qu’Aziza Brahim honore à
merveille. Et tandis que 2016 touche à sa fin, elle trône au sommet des
World ­Music Charts Europe, classement établi sur la base des playlists
des stations de ­radio de 24 pays européens.



Aziza Brahim, Abbar el Hamada, Glitterbeat ­Records, 2016, distr. Irascible.