General

L’économie palestinienne sous respiration artificielle…

11 Décembre 2016

En théorie, c’est avec envie que les Israéliens pourraient, par-dessus la “ligne verte”, contempler l’évolution de l’économie palestinienne : selon le Fonds Monétaire International le PIB (Produit Intérieur Brut) a connu ces dernières années une croissance de 3% par an, alors qu’elle n’a été en Israël que de 2,5%. [1] Mais ce qui pourrait faire un gros titre ne suffit pas à dissimuler une réelle détresse.

Le taux de chômage pour les jeunes adultes dépasse les 50%, les petites industries manufacturières qui fournissaient une grande partie des emplois disparaissent progressivement, et les niveaux de pauvreté sont très élevés. L’aide venant de l’étranger a fondu, et les Palestiniens restent des consommateurs captifs pour les exportateurs israéliens. La situation se dégrade nettement, particulièrement dans la Bande de Gaza.

L’Autorité Palestinienne, qui elle-même connaît depuis un certain temps une crise financière, a connu une croissance de ses revenus au cours de la première partie de l’année, largement explicable par l’augmentation du nombre de Palestiniens qui travaillent en Israël plutôt que dans l’économie locale.

Ce qui bloque le développement d’un État palestinien n’est pas seulement le développement des colonies juives et des checkpoints. Les économies de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza agonisent lentement, se réduisant à des appendices sans vie de l’économie israélienne, beaucoup plus importante et plus avancée. La consommation privée à doublé au cours des dix dernières années, mais cela a été alimenté par l’aide extérieure plutôt que par la production intérieure. L’agriculture et l’industrie, qui représentaient 30% de la production de l’économie n’en représentent plus que 15% aujourd’hui.


Nizam Ali, 42 ans, distribue de la nourriture pour animaux qu’il achète en Israël à des fermiers de Cisjordanie, et il élève quelques moutons malgré les attaques des troupeaux par les colons juifs. (Photo Tomer Appelbaum)

“L’économie palestinienne est sous respiration artificielle”, dit Yitzhak Gal, chercheur du “Moshe Dayan Center for Middle Eastern and African Studies” de l’Université de Tel Aviv. “Les secteurs productifs, ce qui englobe l’agriculture, l’industrie, les services et le tourisme, ne se développent pas. Les indicateurs de croissance sur les cinq dernières années montrent que l’économie stagne. C’est une économie en déclin.”

Cette année, l’économie en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza va officiellement croître de 3%, et la moyenne des 3 à 5 ans à venir sera de 3,5%. Mais ces chiffres ne traduisent guère plus qu’un rattrapage après la sévère récession déclenchée par les sept semaines d’agression militaire israélienne contre Gaza en 2014, qui ont provoqué une contraction de l’économie de Gaza d’environ 15%. L’année suivante, elle a connu une croissance de 6,8%, ce qui était loin de suffire pour retrouver les niveaux d’avant l’agression israélienne, et qui en tout état de cause résultait d’efforts ponctuels de reconstruction découlant directement des destructions causées par cette agression.

En Cisjordanie, la croissance a été soutenue par des emprunts massifs contractés par l’Autorité Palestinienne, ce qui ne représente pas davantage une base valable pour croissance durable, à long terme. Quoi qu’il en soit, le rythme de la croissance économique est loin d’être suffisant pour compenser la détérioration de l’économie palestinienne, a estimé Karen Ongley, chef de la mission du FMI.

“Pour beaucoup de pays, 3,5% de croissance pourraient sembler assez confortables, mais en Cisjordanie et à Gaza, le chômage est déjà proche des 30% – et bien plus à Gaza, où les deux tiers des jeunes gens n’ont pas de travail. Dans le même temps, plus de la moitié de la population a moins de 25 ans, donc la demande d’emploi et la main d’œuvre disponible vont augmenter encore plus rapidement”, explique-t-elle dans une interview publiée par “IMF News” en septembre.

L’incertitude décourage l’investissement

“Les incertitudes politiques, la menace permanente de conflit, et les restrictions ont créé un environnement dans lequel les investissements privés et l’activité sont à la fois coûteux et risqués. Les restrictions qui limitent les déplacements des gens, les transactions en marchandises, et l’accès aux ressources ont, au fil du temps, érodé la capacité productive de l’économie, spécialement dans l’agriculture et l’industrie manufacturière”, dit Ongley.

L’agriculture tient une place importante dans l’économie palestinienne. Selon les Nations Unies, 20% des exportations palestiniennes sont agricoles, principalement les olives, l’huile d’olives, des légumes et des fleurs.

Mais l’agriculture palestinienne se contracte, à la fois en termes de part relative du PIB et en terme de personnes employées. L’agriculture représentait 19% du PIB palestinien en 1987, mais au milieu des années 1990 sa part relative n’était plus que de 12%, et en 2013 elle ne “pesait” plus que pour 4%. Quant à la proportion de personnes employées dans l’agriculture, elle est tombée de 15,5% entre 2005 et 2008 à 10% en 2013.

Pour autant, le secteur n’en est pas moins inefficace. Selon le recensement de 2011, 70% des familles de fermiers palestiniennes consommaient elles-mêmes la totalité de leur production. Près de 90% des femmes – et 20% des hommes – qui cultivent un lopin de terre familial ne perçoivent aucun salaire. Le revenu quotidien moyen des femmes qui sont payées pour travailler aux champs est de 47,5 shekels (12,5 dollars US), contre 83 shekels pour les autres types d’activités salariées.

Les cultivateurs palestiniens ont essayé de tirer profit de la hausse des prix de l’huile d’olive depuis le début des années 2000. Mais les exportations agricoles doivent transiter par Israël, ce qui met les exportateurs palestiniens à la merci des caprices des politiciens israéliens. Qui plus est, Israël continue à s’emparer des terres et des ressources en eau, ce qui – comme le souligne le rapport de l’ONU – a contribué à la réduction d’un tiers de la productions agricole entre 1987 et 2011.

L’organisation israélienne (issue de la société civile) Kerem Navot, estime que les surfaces cultivées par les Palestiniens en Cisjordanie se sont contractées d’un tiers au cours des dix dernières années, en partie à cause de l’expansion des terres contrôlées par les Israéliens. Un diagnostic avec lequel Yitzhak Gal n’est pas d’accord : “Le problème principal, c’est la pénurie d’eau. Au cours des dernières 15 à 20 années, la majorité de l’eau a été utilisée pour la consommation des zones urbaines et la boisson, ce qui a laissé de nombreux champs en jachère. Il reste principalement des plantations d’oliviers, qui ne dépendent que de la pluie”.

Qu’est-ce qui cause la pénurie d’eau ?

“Les volumes d’eau attribués aux Palestiniens par les accords signés avec Israël en 1994 [2] n’ont pas évolué. La totalité de ce quota n’est pas utilisé en raison des restrictions imposées dans la zone C, sous contrôle israélien total [3], où se situent la majorité des terres agricoles” fait remarquer Yitzhak Gal. “Dans les zones où il n’y a pas de restrictions d’ordre politique, on peut avoir recours à la désalinisation de l’eau de mer et au recyclage des eaux usées. Mais ici ce n’est pas possible : la désalinisation requiert d’avoir accès à l’eau de la Méditerranée, ce qui suppose un accord avec Israël.”

Compte tenu du manque d’opportunités locales, les Palestiniens doivent plus que jamais chercher du travail en Israël. Le nombre de Palestiniens qui travaillent en Israël ou dans les colonies juives – principalement dans le secteur de la construction – a doublé au cours des dernières années, pour atteindre 100.000, dont 60.000 disposent d’un permis de travail israélien.

Les salaires en Israël sont supérieurs à ce qu’ils sont en Cisjordanie. Selon un rapport de la Banque [nationale] d’Israël datant de 2014, le revenu journalier moyen d’un travailleur palestinien atteint 200 shekels, contre 90 shekels seulement en Cisjordanie. Les revenus du travail en Israël représentent 20% des revenues des ménages en Cisjordanie.

“Au cours des dernières années, il y a eu de moins en moins de travail disponible dans les villages et ils sont payés seulement 70 shekels par jour, au lieu de 300 en Israël. Comme il y a peu de travail, chacun est devenu un négociant, tout le monde a ouvert son petit business. Mais tout le monde perd de l’argent, car le marché est très étroit”, explique Hijazi Mahmud Mutan, 45 ans, père de sept enfants. Il travaille dans l’épicerie familiale et gère un parking à Ramallah.

L’emploi salarié en Israël peut aider à amortir les effets de la contraction de l’économie palestinienne, mais il ne compense pas l’absence de travail en Cisjordanie. Le taux de sous-emploi dans les territoires occupés était de 26% en 2015, ce qui est plus du double du taux qui prévalait en 1999, avant qu’Israël interdise l’accès à son territoire pendant la deuxième intifada. La reconstruction de Gaza a atténué le taux de chômage, qui a été réduit de 0,9% l’an dernier, pour ne plus représenter “que” 38%. Mais en Cisjordanie il a augmenté de 1%, pour atteindre 19%. Mais toutes ces statistiques masquent la réalité de la gravité du sous-emploi, car moins de la moitié des Palestiniens en âge de travailler sont considérés comme faisant partie de la “population active”. Sans l’emploi dans les colonies juives et en Israël, le taux de chômage en Cisjordanie grimperait à 35%.

Yitzhak Gal  considère que le chômage des jeunes représente “une bombe à retardement”. “En Cisjordanie, parmi les jeunes entre 20 et 30 ans, le chômage atteint 50%. Et parmi ceux qui ont un travail, rares sont ceux qui ont un poste qui correspond à leur qualification. Cela n’a pas encore explosé, mais vous pouvez voir le potentiel que cela représente à Jérusalem-Est”.

Un rapport des Nations Unies, publié en septembre, affirme que le contrôle israélien sur 60% de la Cisjordanie – la “zone C”, où l’occupant exerce un contrôle complet en application des “accords d’Oslo” – représente le facteur majeur d’explication du chômage chronique. Les checkpoints israéliens rendent difficiles les déplacements des Palestiniens, et donc la recherche d’un emploi et, si par miracle elle est fructueuse, les trajets quotidiens entre le domicile et le travail. Et pratiquement aucun Palestinien résidant à Gaza n’est autorisé à aller travailler en Israël.

Nizam Ali, 42 ans, distribue de la nourriture pour animaux qu’il achète en Israël à des fermiers de Cisjordanie. Ce n’est pas un travail de tout repos. “Étant donné qu’il n’y a pas d’accès au territoire d’Israël par la route 60 – que l’armée a fermée il y a environ 15 ans – il faut que j’utilise des routes détournées, et cela augmente beaucoup mes frais”, explique-t-il.  Il élève aussi des moutons, mais beaucoup moins que dans le passé. “Je n’en ai plus que quelques douzaines, en partie parce que jadis on pouvait les laisser paître un peu partout, mais aujourd’hui les colons attaquent les troupeaux dès qu’on essaie de sortir du village. Je ne vois aucun avenir économique pour mes enfants si la situation ne change pas”, dit-il


“Comme il y a peu de travail, chacun est devenu un négociant, tout le monde a ouvert son petit business. Mais tout le monde perd de l’argent”, explique Hijazi Mahmud Mutan, à la fois épicier et gérant d’un parking
Israël collecte des taxes sur les marchandises qui entrent dans les territoires occupés avant de les rétrocéder à l’Autorité Palestinienne, en plus de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) sur les marchandises destinées à la consommation. Ces taxes collectées par l’occupant représentant les trois quarts des revenus de l’Autorité Palestinienne, ce qui donne à Israël un moyen de pression déterminant sur l’économie palestinienne.  En 2015, Israël a bloqué les fonds pendant quatre mois, ce qui a sérieusement grippé l’économie de la Cisjordanie. Les salaires des fonctionnaires et des services de sécurité n’étaient plus payés, alors qu’ils représentent un quart du pouvoir d’achat global, dont la soudaine disparition entraîne des répercussions qui se font sentir dans l’ensemble de l’économie très rapidement.

Environ 55% du commerce palestinien se fait avec Israël : les exportations représentent 18 à 19% du PIB et les importations sont passées de 56 à 59% du PIB. Et le déficit commercial palestinien n’a été que croissant, et atteint 5,2 milliards de dollars.

Qu’est-ce qui empêche l’industrie palestinienne de croître ?

«Il y a de nombreux obstacles, comme les restrictions sur les matériaux dits “à double usage”, qui pourraient être utilisés à des fins militaires», explique Yitzhak Gal. “Il y a une longue liste de matières premières et de produits, y compris des produits chimiques et des machines, dont l’importation est soumise à des restrictions, principalement à Gaza mais aussi en Cisjordanie. Pratiquement toutes les industries sont touchées par cela. On utilise donc souvent des matériaux qui conviennent moins bien. Il y a aussi des problèmes d’infrastructures, comme les fréquentes coupures d’électricité. Il n’y a pas de gaz pour l’industrie, alors qu’un gisement de gaz naturel au large des côtes de Gaza a été mis en exploitation en l’absence de tout accord entre Palestiniens et Israël. Si ces restrictions disparaissaient et que l’économie pouvait fonctionner sur une base plus proche de conditions normales, comme c’était le cas avant 2000, il y a un potentiel pour une croissance économique rapide et soutenue”.

Yitzhak Gal pense que la Jordanie fournit un bon point de comparaison pour estimer le potentiel de croissance économique palestinien. Alors que les Palestiniens exportent à peine pour 1 milliard de dollars US par an, la Jordanie exporte dix fois plus. “La stratégie palestinienne de croissance basée sur les exportations, mettant l’accent sur le monde arabe, n’est pas sur le point de se réaliser pour le moment”, dit-il.

Selon lui, “si Israël supprimait les barrières économiques et créait une réalité économique normale – avec la liberté d’importer des matières premières, la liberté d’importer des véhicules, la liberté d’exporter,… – la situation redeviendrait ce qu’elle était avant 2000 [et la deuxième intifada], et l’économie palestinienne pourrait connaître une croissance supérieure à 10% l’an pendant les cinq prochaines années”.

Cet article est basé sur les données contenues dans celui que Haaretz a publié le 11 novembre 2016 sous la signature de Corin Degani. Adaptation et traduction par Luc Delval.

[1] croissance du PIB en Belgique : 0,3% – NDLR
[2] Il s’agit des funestes “accords d’Oslo”. L’article 40 de l’accord intérimaire de 1995 entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine prévoit que la répartition de l’eau de la nappe aquifère montagnarde entre Palestiniens et Israéliens – tant les colons que ceux qui vivent à l’intérieur du territoire souverain d’Israël – demeurera inchangée par rapport à ce qu’elle était avant la signature des accords, avec une augmentation des besoins futurs en eau des Palestiniens estimée à 70 ou 80 millions de mètres cubes par an. Cette répartition a vu 80 % de l’eau aller à Israël et 20 % aux Palestiniens. La période d’« intérim » était censée expirer en 1999, avec la fin des négociations autour de l’accord permanent. Mais l’intérim se poursuit : la population palestinienne a augmenté en nombre, alors que la quantité d’eau disponible pour les Palestiniens s’est réduite dans la pratique du fait que certains des nouveaux puits n’ont plus donné d’eau ou en fournissent moins que la quantité espérée et que certains puits existants produisent moins aujourd’hui. Des estimations disent que les Palestiniens n’ont accès aujourd’hui qu’à 14 % de l’eau de la nappe aquifère montagnarde. C’est pourquoi la quantité d’eau qu’ils achètent à Israël a augmenté, en même temps, par conséquent, que leur dépendance vis-à-vis d’Israël. – NDLR
[3] la “zone C” représente plus de 60% de la superficie de la Cisjordanie.