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Une école sans note, sans programme, sans leçon, et qui réussit, ça marche

3 Novembre 2016

Laisser les enfants choisir leurs objectifs, supprimer la hiérarchie, oublier les classes d’âge et le programme scolaire… Les écoles pratiquant une pédagogie alternative se multiplient en France, bousculant les certitudes. Et si l’Education nationale s’y mettait ?
Du local au global est la série d’enquêtes que Reporterre consacre aux alternatives qui peuvent changer la société. En se demandant ce qui se passerait si les solutions n’étaient pas alternatives, mais appliquées à grande échelle.
L’École dynamique est située rue des Artistes, dans le 14e arrondissement de Paris, tout près de la place des Droits de l’enfant. Ouverte en 2015, cette école privée hors contrat accueillera 50 élèves à la rentrée des vacances de la Toussaint, ce jeudi. Elle fait partie des écoles « démocratiques » et s’inspire de la Sudbury Valley school créée à la fin des années 1960 aux États-Unis à partir d’un principe simple : les enfants sont les égaux des adultes et ils sont responsables de leurs apprentissages.
En arrivant à l’école, Tim, trois ans et demi, invite le plus naturellement du monde le visiteur à se déchausser. Ici, chacun se doit de connaître et respecter les règles à défaut de quoi une plainte peut être déposée et examinée par le conseil de justice. Par exemple, si une pièce est mal utilisée (calme, musique, cinéma, art, bibliothèque, sciences, jeux vidéo… toutes ont une fonction), elle pourra devenir inaccessible pendant quelque temps. « La liberté totale est couplée avec une extrême exigence », explique Ramïn Farhangi, fondateur de l’école.


Aux oubliettes le maître ou la maîtresse. Dans le modèle de Sudbury, « l’enfant doit être libre de choisir ce qu’il fait de sa journée. Rien n’est organisé a priori. Nous considérons les activités ordinaires ou le jeu libre comme éminemment éducatifs », détaille Ramïn Farhangi. Dans la salle principale, en cet après-midi du mois d’octobre, les plus jeunes jouent ou regardent un dessin animé. D’autres mangent, d’autres cuisinent. Liliana, 24 ans, est venue volontairement en immersion observer le fonctionnement de l’école. Attablée en face d’Ava, 4 ans, absorbée par son dessin, elle constate qu’ici, « personne n’est assis sur une chaise pendant des heures sans savoir pourquoi, ou à dormir en cours, être sous pression, avoir beaucoup de devoirs ».
« La liberté et le respect qui manquent dans les autres écoles »

Tifanie, 12 ans, et Amber, 15 ans, dessinent également de l’autre côté de la pièce à l’aide d’un tutoriel sur Internet. La première est arrivée en avril 2015. Elle est « tombée amoureuse de cette école » où elle peut parler, chanter, et écrire quand bon lui semble. Si elle a décidé de ne plus étudier l’allemand, elle s’astreint tout de même à travailler « énormément » chez elle, et à suivre le programme officiel « au cas où je retournerais dans le système classique », prévoit-elle. Aux yeux de la loi, « si les établissements d’enseignement privés hors contrat sont tenus d’enseigner le socle commun de connaissances, (…) ils ne sont, en revanche, pas tenus de respecter le rythme d’acquisition (…) prévu par les programmes scolaires ». Des inspecteurs ou inspectrices de l’Éducation nationale peuvent vérifier que « les méthodes utilisées mettent tous les élèves en situation d’acquérir les connaissances et compétences enseignées ».
Amber et Tifanie.
À côté de Tifanie, Amber, arrivée plus récemment, explique qu’après avoir passé plusieurs mois à l’étranger, elle n’a jamais retrouvé sa place à l’école : « J’avais du mal à m’en sortir. On me mettait la pression et cela ne m’aidait pas », se remémore celle qui voudrait devenir architecte d’intérieur. En faisant visiter les lieux, Tom, 13 ans, explique aussi qu’il a trouvé ici « la liberté et le respect qui manquent dans les autres écoles ». Dyslexique, il s’estime moins stressé et remarque que son trouble a moins d’importance qu’avant. L’adolescent a décidé de lui-même d’apprendre à lire plus vite, car il veut pouvoir regarder des mangas en version sous-titrée.
Tom.
Ce constat que l’école publique ne répond pas aux besoins de tous semble de plus en plus partagé. Selon le réseau Eudec (European Democratic Education Community), auquel appartient l’École dynamique, il y avait trois écoles démocratiques en France en 2014, une dizaine supplémentaire à la rentrée 2015, et pas moins d’une quarantaine sont en projet. « Je pense que cela n’a pas fini de fleurir », prédit Célina Kechichi, qui s’occupe de la communication du réseau. « Au niveau européen, on remarque une dynamique et l’enthousiasme de la France surprend », assure-t-elle, expliquant que « de nombreux parents ne se retrouvent plus dans les propositions de l’Éducation nationale. Certains optent pour l’instruction en famille par défaut, mais préfèreraient une structure adaptée, où les enfants restent en contact avec leurs pairs ».
« Un abysse entre ceux pour qui le système est facile et ceux pour qui c’est une souffrance »

Ancien élève de l’école Centrale, une grande école d’ingénieurs, ex-consultant en management, c’est en enseignant les maths et la physique dans un lycée que Ramïn Farhangi « découvre un abysse entre ceux pour qui le système est facile et ceux pour qui c’est une souffrance ». Il remet alors en cause les fondements du système scolaire et adopte le crédo Sudbury. « Faire passer tous les enfants dans le même moule pendant 15 ans me parait peu adapté », explique-il.
Ramïn Farhangi, le fondateur de l’École dynamique.
Bernard Collot, que Ramïn Farhangi présente comme un de ses mentors, va dans le même sens. Enseignant pendant quarante ans au sein de l’Éducation nationale, il a mis en place une école « du troisième type », reposant sur la pédagogie Freinet, dans sa classe unique de Moussac (Vienne). L’enseignant inclut même les parents et la municipalité dans son projet éducatif : « Et c’est ainsi que très rapidement, explique M. Collot, nous sommes arrivés à cette école sans horaires, sans emploi du temps, sans programme, sans leçon, sans cahier, sans évaluation, ouverte en permanence aux parents, au village, à d’autres adultes… et même pendant les vacances. » Et cela va fonctionner pendant 35 ans.
Le mouvement des écoles alternatives s’appuie sur les travaux de nombreux pédagogues (Freinet, Montessori, Steiner…), mais plus d’un siècle après son lancement, il semble connaître un nouvel élan. Les établissements ne suivent généralement pas un modèle unique et se construisent dans le tâtonnement. « Beaucoup se heurtent au fait que la réalité ne colle pas tout à fait avec le modèle abouti qu’elles voulaient mettre en place, remarque Bernard Collot. Mais elles ont une force de démonstration qui devrait faciliter les remises en question. »


De quoi assouplir le cadre imposé par l’Éducation nationale ? Financièrement, la porte est close. Loyer, salaires, fonctionnement… à ce jour, pour les écoles privées hors contrat, l’Éducation nationale ne prend rien en charge. Ainsi, par exemple, l’inscription à l’École dynamique revient à 5.000 euros par an et par enfant. De quoi alimenter les critiques sur la sélection au portefeuille à l’entrée de l’école. « La plupart des parents ont un revenu inférieur aux revenu médian d’Île-de-France », se défend Ramïn Faranghi, qui estime qu’une année de scolarité dans le public revient à 8.300 euros par an et par enfant, alors que le ministère avance le montant de 7.470 euros.
« Nous croyons dans le caractère institutionnel, le cadre dont les adultes sont les garants, la nécessité d’avoir des objectifs communs »

Si ces écoles accédaient un jour au statut sous contrat (ce qui n’est possible qu’après cinq ans d’activité), elles pourraient devenir accessibles au plus grand nombre. « Si l’on considère que ces écoles sont bonnes pour les enfants, il ne devrait plus y avoir d’école privée et publique. Il devrait y avoir des écoles autonomes, subventionnées au même niveau », envisage Ramïn Farhangi. Le fondateur de l’école parisienne ne prétend pas pour autant que le modèle de l’École dynamique devrait être transposé partout. La liberté de choix fait partie des revendications des militants de ces pédagogies alternatives.


Comme le montre la classe de Moussac, l’institution ne s’oppose pas formellement aux propositions novatrices. Les écoles qui appartiennent à la Fédération des établissements scolaires publics innovants (Fespi) ont par exemple pour objectif de « proposer, dans le cadre du service public d’éducation, une offre pédagogique alternative et de contribuer à l’évolution démocratique de l’école ». Le délégué général de cette fédération, Bastien Sueur, est professeur de philosophie au Lycée de la nouvelle chance (LNC) et il est convaincu de « la possibilité du système de se réformer de l’intérieur ».


« Il faut que cela soit public, car l’innovation n’est pas que pour quelques-uns, elle n’a de sens que si elle favorise la réussite du plus grand nombre. Nous croyons dans le caractère institutionnel, le cadre dont les adultes sont les garants, la nécessité d’avoir des objectifs communs », précise Bastien Sueur. Autorisés au compte-goutte, les projets soutenus par la Fespi continuent de voir le jour, comme ce collège coopératif qui ouvrira ses portes à Aubervilliers en 2018. Une belle vitrine pour l’Éducation nationale. « On se sent soutenus dans les discours, mais sur le terrain, c’est parfois compliqué », admet Bastien Sueur. Difficulté des inspections, négociations des budgets, manque de reconnaissance… Les obstacles sont nombreux. Quant à la question du libre choix des écoles au sein de l’Éducation nationale, « c’est bien, mais il ne faut pas que cela conduise à réduire la mixité dans les établissements », met-il en garde.
« Offrir la liberté et l’autonomie aux enfants, cela peut bousculer »

Nombre d’enseignants s’intéressent à des projets pédagogiques différents. À l’Eudec, on assure être contacté par de nombreux professeurs que l’école démocratique « fait rêver ». « On voit des initiatives nouvelles : outils du bien-être, communication non violente, yoga… ces éléments de développement personnel arrivent même dans les entreprises, alors pourquoi ne pas injecter ces outils dans l’école ? » dit Célina Kechichi, de l’Eudec.


Quant à Marjorie, qui travaille désormais à l’École dynamique, elle a passé cinq ans dans l’Éducation nationale et un an et demi dans une école privée catholique. « Il y a déjà certaines choses à mettre en place dans les écoles “normales”, comme de mieux considérer l’enfant ou d’introduire plus de démocratie », remarque-t-elle. En 2014, 22.000 personnes, dont de nombreux professeurs, ont signé l’appel au « choix d’une autre approche éducative à l’école pour tous et sur tout le territoire ».
Bernard Collot douche tout enthousiasme excessif. L’Éducation nationale « ne peut pas » accepter de généraliser les méthodes alternatives, assure-t-il, car « admettre le multi-âge, les petites structures, une conception différente de l’acte éducatif et des apprentissages ficherait en l’air toute l’architecture du système éducatif ainsi que les positions de chacun dans ce système », quand bien même les résultats des classes uniques sont, selon un rapport commandé par le ministère daté de 1990 (Oeuvrard), plutôt supérieurs à la moyenne.


Et les réticences ne concernent pas que l’institution. « Offrir la liberté et l’autonomie aux enfants, cela peut bousculer », analyse Célina Kechichi, soulignant la « dimension politique » des écoles démocratiques. Bernard Collot partage ce même constat. « Ce cadre dans lequel nous sommes tous passés a créé des représentations sur l’école, sur l’acte éducatif, auxquelles l’ensemble des enseignants et des parents, ainsi que des décideurs, ont du mal à échapper […] Le cadre de nos représentations est peut-être encore plus contraignant que le cadre scolaire qu’il rend inamovible ! » Pourtant, l’enseignant retraité reste convaincu que la société fera progressivement bouger les lignes : « Si l’écologie est admise par tous comme une nécessité et une grille d’analyse, on va bien finir par comprendre que les enfants font partie de notre écosystème autant que les grenouilles et que les écoles casernes sont autant néfastes que les fermes de mille vaches ! »