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Quand la fin justifie les moyens : stratégie du choc et état d’urgence

29 Novembre 2016


La thèse proposée par Naomi Klein dans le livre La stratégie du choc (2007) est-elle encore d’actualité ? Nous proposons de faire un parallèle entre les idées défendues par la journaliste américaine et la mise en œuvre de l’état d’urgence en France depuis un an.


Naomi Klein s’est rendue célèbre avec la parution de son livre La stratégie du choc. Par la suite, elle est intervenue à plusieurs reprises sur le terrain et sur internet pour dénoncer le changement climatique. Selon l’essayiste américaine, les catastrophes majeures sont suivies de phases traumatiques pour la population, connues par le monde politique, qui peuvent être instrumentalisées par les gouvernements. Ceux-ci profiteraient de la situation pour avancer rapidement dans leur agenda politique. Selon une formule dont l’actualité est frappante, elle expliquait déjà il y a quelques années « un état de choc, ce n’est pas seulement ce qui nous arrive après un drame, c’est ce qui nous arrive quand on perd nos repères, quand on perd notre histoire, quand on est déboussolé. Ce qui nous permet de garder le cap, de rester vigilant, c’est notre Histoire. Une période de crise, comme actuellement, est l’occasion de réfléchir à l’Histoire, aux ruptures et aux continuités, à nos racines, l’occasion de nous restituer dans la longue histoire des luttes. »

Stratégie du choc et capitalisme

Naomi Klein considère que les gouvernements peuvent utiliser les périodes de troubles comme prétexte pour poursuivre et imposer des visions politiques, justifiées dans l’opinion par le choc, mais dont les fins sont en réalité déconnectées de la problématique initiale. Plus précisément, selon la journaliste, on peut montrer comment des conflits, des catastrophes naturelles ou des crises politiques ont pu servir pour imposer des politiques néo-libérales, inspirées de la doctrine économique de Milton Friedman ou pour renforcer les fonctions des personnes au pouvoir. Paru en 2007, à la veille d’une crise financière économique dont l’occident ne s’est pas encore sorti, ces propos ont marqué les mouvements alter-mondialistes. D’autant que les analyses proposées par Naomi Klein permettent de donner un cadre d’étude et d’expliquer en partie l’évolution des relations internationales après la fin de la guerre froide – qui se caractérise notamment par la marche triomphale du capitalisme-libéral.

Si les théories de Naomi Klein ont comme principal objectif d’expliquer comment le néolibéralisme s’est répandu dans le monde entier, elles peuvent également, comme le suggère l’auteur, expliquer de manière plus générale certains virages politiques. L’état d’urgence en est un exemple. Suite à la mise en place de l’état d’urgence, les manifestations qui devaient avoir lieu à l’occasion de la COP 21 de Paris ont été interdites ou strictement encadrées. Or, indique Naomi Klein qui s’est exprimée à l’occasion sur le sujet, cela faisait longtemps que les gouvernements français essayaient d’imposer une plus grande surveillance des citoyens et une limitation de leur liberté. Le « choc » se présente comme l’occasion rêvée d’imposer une politique qui attendait sagement ce jour. Naomi Klein ne suggère pas ici un complot, mais un simple jeu politique qui semble échapper aux électeurs.


L’état d’urgence instrumentalisé

Quelques jours après les attentats qui ont frappé la France en 2015, le Gouvernement de Manuel Valls a pris la décision, dès novembre, de mettre en œuvre une mesure exceptionnelle, l’état d’urgence, avec comme justification la volonté de prévenir de nouvelles attaques et de démanteler les réseaux terroristes pouvant exister sur le territoire. Ce mécanisme donne plus de pouvoirs aux autorités administratives (préfets et polices) au détriment des autorités judiciaires. L’administration peut prononcer diverses mesures de restriction des libertés, fermer des lieux, procéder à des assignations à résidence et des perquisitions, le tout avec une plus grande facilité, sans passer par les voies légales habituelles, garantes des valeurs de la République. Le contrôle légal de ces interventions administratives ne se fait qu’a postriori.

Sans surprise, la mise en pratique des pouvoirs exceptionnels de l’administration a conduit à bon nombre d’arrestations qui ont suscité interrogations, doutes et critiques. Non seulement, certaines procédures étaient dénouées de fondements objectifs, mais en plus les forces de l’ordre se sont parfois distinguées par la brutalité inutile qu’elles employaient. Dans l’Eure, par exemple, des perquisitions ont été menées sur l’ordre du Préfet, sans que la décision ne soit motivée, dans le cadre d’affaires qui ressemblaient à des trafics de stupéfiants, plus qu’à des organisations terroristes. À l’approche de la COP21, l’abus de pouvoir a touché à son paroxysme, l’état d’urgence étant de plus en plus utilisé à des fins sans rapport de près ou de loin avec le terrorisme. Par exemple, les forces de police ont violemment fouillé le squat du Massicot, à Ivry-sur-Seine, braquant les résidents de leurs armes et les plaçant à genoux comme des criminels, toujours sans passer par les voies habituelles de la justice.


Pour Naomi Klein, il n’y a pas de doute, la mise en place de l’état d’urgence pour luter contre le terrorisme a aussi été un prétexte pour poursuivre d’autres fins que celles pour lesquelles il avait été initialement mis en place. L’état d’urgence a été utilisé à des fins politiques, comme prétexte pour faire annuler des manifestations ou réduire la liberté d’activistes, de militants et de journalistes. À la veille de la tenue de la COP 21 à Paris, de nombreuses assignations à résidence ont été prononcées pour empêcher des personnes engagées pour la cause environnementale de se rendre sur les lieux de manifestations. La manifestation officielle qui devait se tenir le 29 novembre 2015 en marge de la conférence avait même été annulée, toujours au prétexte du risque terroriste. Ainsi, toute opposition est matée et interdite de s’exprimer publiquement. D’ailleurs, selon les propos rapportés dans le livre « Un président ne devrait pas dire ça », François Hollande ne s’en cache pas :

« C’est vrai, l’état d’urgence a servi à sécuriser la COP 21, ce qu’on n’aurait pas pu faire autrement. »

De cette manière, sous couvert de protéger la population française, des libertés politiques ont été malmenées et les mouvements contestataires ainsi que les opposants politiques marginalisés dans leurs actions. Utiliser cette loi en dehors du domaine initialement prévu (le terrorisme) peut être assimilé à une manipulation politique dont l’objectif est de répandre l’idée dans l’opinion que les opposants à la mondialisation sont des fauteurs de troubles qui porteraient atteinte à l’ordre public. A contrario, le discours du gouvernement et la répression des manifestations a décrédibilisé l’action politique citoyenne car elle empêcherait l’État d’assurer la sécurité des citoyens. Depuis l’état d’urgence, défendre des idées contraires au dogme libéral des partis de gouvernement dans l’espace public est devenu de plus en plus compliqué.