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En Albanie, le commerce lucratif des déchets étrangers

23 Novembre 2016

Dans ce petit pays des Balkans, la gestion des ordures est embryonnaire et les déchets étrangers sont importés en masse. La mafia italienne est impliquée. Pourtant, le gouvernement entend légaliser cette importation au mépris de l’environnement.

Tirana (Albanie), correspondance
Située sur la côte Adriatique, l’Albanie est un petit pays des Balkans grand comme la Bretagne et qui compte à peine plus de 3 millions d’habitants. Dirigée pendant près de 45 ans par une dictature communiste d’inspiration stalinienne, elle est restée fermée. La beauté de ses plages et de ses montagnes, longtemps méconnue, commence à attirer les foules. Ce que les touristes ne savent peut-être pas quand ils profitent du sable fin, c’est qu’ils sont entourés de déchets.
Il n’est pas besoin de s’aventurer dans des lieux reculés du pays pour se rendre compte de la situation. Les détritus sont omniprésents : dans les cours d’eau, au bord des chemins, au milieu des champs, et donc sous le sable des plages. Le voisin croate se plaint régulièrement de l’arrivée par la mer de déchets albanais. Il y aurait plus de 60 décharges à ciel ouvert, où l’on brûle généralement le tout. Ici, pas de taxe carbone ou d’écotaxe, la législation albanaise ne prévoit même pas de sanction pour qui jette ses ordures dans la nature. On peut donc faire sa vidange dans les rivières sans crainte.
Sur la plage de Velipoja, les déchets sont recouverts par le sable.
Lavdosh Ferruni est l’un des initiateurs du mouvement Alliance contre l’importation des déchets (Akip). Il se souvient que, durant la période communiste, « la situation concernant les déchets était à peu près le contraire de ce que le pays connaît actuellement. Essentiellement par souci d’économie, tout était recyclé, le plastique n’existait pas et les déchets organiques étaient acheminés vers les fermes d’État ». Aujourd’hui, l’État semble peu préoccupé par la question et la défaillance des services municipaux en la matière est criante. Le tri est en grande majorité l’affaire des populations roms. Dans toutes les villes du pays, ils sont nombreux à faire les poubelles afin de collecter tout ce qu’ils peuvent revendre par la suite : fer, plastique, papier… Chaque chiffonnier en obtient une centaine d’euros par mois.

 Lobby des entreprises de recyclage

À Durrës, principal port et deuxième ville d’Albanie, la municipalité ne dispose d’aucune structure officielle pour le traitement de ses déchets [1]. Ils sont entreposés à l’air libre, à seulement quelques kilomètres de la côte. Depuis quelques années, c’est dans ces décharges non sécurisées que les jeunes des montagnes du nord du pays, fuyant la misère, sont venus disputer les maigres revenus qu’on peut en tirer. Les conditions de travail y sont particulièrement dangereuses et les accidents, nombreux. La mort en août dernier d’un jeune homme de 17 ans dans la principale décharge de la capitale a ravivé le débat sur la question. Surtout qu’au même moment, le gouvernement faisait resurgir une loi censée répondre aux critères européens en termes de recyclage.

La décharge de Durrës, la deuxième ville d’Albanie.
Cela ne saute pas aux yeux, mais une vingtaine d’entreprises de recyclage ont vu le jour ces dernières années. Selon les autorités, elles ne fonctionneraient qu’à peine à 30 % de leurs capacités, la faute au manque… de déchets. Les services de ramassage étant défaillants, le lobby des entreprises de recyclage fait régulièrement pression pour autoriser l’importation de « matière première » étrangère. Un argument repris par les gouvernements successifs afin de faire passer une loi très controversée autorisant l’importation de déchets étrangers.
Après les tumultes des années 1990, à la suite de l’effondrement du régime communiste, le marché des déchets étrangers s’est légalisé en 2003, avec des restrictions. Néanmoins, le peu d’intérêt et de contrôle portés par les autorités albanaises a permis l’augmentation considérable de leur nombre. L’implantation de compagnies de recyclage italiennes a accéléré ce développement et fait apparaître un nouveau débouché lucratif pour les organisations criminelles de la région. Durant les années 2000, la police maritime italienne a en effet mis en évidence le transport illégal de matières dangereuses comme de l’électronique usagée, des batteries, des piles, des résidus de chantier de construction, des liquides toxiques… [2] Malgré les restrictions et accords internationaux, le peu d’informations disponibles laisse apparaître que l’Albanie a réceptionné plus de 700.000 tonnes de détritus en tout genre en quelques années.
Corruption rampante des différents services étatiques 

Ce commerce est devenu tellement rentable que les gouvernements successifs cherchent à mettre fin même aux faibles restrictions qu’imposait le texte de 2003. Ainsi en 2011, le Parti démocrate, alors au pouvoir, a fait voter une loi autorisant l’importation des déchets. Élu en 2013, le Parti socialiste a tenu sa promesse de campagne en abrogeant ce texte très impopulaire. En 2016, les rôles se sont inversés : cette fois, c’est le gouvernement socialiste qui propose une loi quasiment identique à celle qu’il avait abrogée, ouvrant de nouveau la porte aux déchets étrangers. Sans rougir de la contradiction, son adversaire démocrate se pose en défenseur de la santé publique et déclare qu’une partie de ce commerce est sous la coupe d’organisations criminelles « qui veulent des pays où la loi n’existe pas, l’Albanie du Premier ministre Edi Rama étant l’endroit idéal pour cela ». Si M. Rama fait aujourd’hui marche arrière, est-ce simplement un signe de faiblesse ?
L’université de Tirana.
Les liens d’une partie de l’élite albanaise avec la mafia italienne sont régulièrement pointés du doigt et le pays, qui est devenu officiellement candidat à l’Union européenne, se voit reprocher son manque de fermeté envers ces groupes qui profitent de douanes poreuses et de la corruption rampante des différents services étatiques. Pour Lavdosh, « l’élite politique albanaise est, au mieux, manipulée par le crime organisé ». Pourtant, le commerce des déchets n’est pas simplement l’affaire de ces groupes. Selon lui, « certaines grandes entreprises européennes, par exemple françaises ou anglaises, utilisent également le cadre juridique légal pour transporter des déchets, souvent très dangereux, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’UE ». L’Albanie n’est pas la seule destination de ces déchets. Le rapport de 2012 de l’Agence européenne de l’Environnement a démontré que ces déchets empruntaient des routes maritimes très complexes.
Devant la forte mobilisation citoyenne, le président a renvoyé la loi devant le parlement albanais. À l’occasion du nouveau vote qui devait avoir lieu jeudi 24 novembre, les opposants ont annoncé une grande manifestation pour obtenir la limitation de l’importation des déchets. Le vote a été reporté à une date ultérieure, mais la manifestation est maintenue.
Lors du précédent passage de la loi en 2011, une pétition en faveur de l’organisation d’un référendum sur la question avait obtenu plus de 64 000 voix. « Nous sommes bien mieux organisés qu’à l’époque et nous sommes associés à d’autres luttes environnementales. L’écho parmi la population est considérable. » La bataille est cependant loin d’être finie.
[1] Selon le documentaire de 2014 de la chaîne Public Sénat, Albanie, terre de déchets.
[2] Selon l’enquête de fin 2012 du site italien Investigative Reporting Project Italy.