General

Deux ans après la mort de Rémi Fraisse, la justice continue à prendre son temps

25 Octobre 2016

Il y a deux ans, dans la nuit du 25 au 26 octobre, Rémi Fraisse était tué par l’explosion d’une grenade lancée par un gendarme sur le site du barrage de Sivens. Alors que le dossier a été requalifié en « homicide involontaire », l’une des avocates de la famille fait le point sur l’enquête et raconte les premiers mois de l’instruction, notamment les rejets systématiques des actes demandés par la défense.
Maître Claire Dujardin est l’une des avocates de la famille de Rémi Fraisse.
Maître Claire Dujardin.

Reporterre – Cela fait deux ans que le dossier Rémi Fraisse est ouvert, six mois que le principal gendarme mis en cause a été placé sous le statut de témoin assisté. Où en est l’instruction ?
Me Claire Dujardin — Le dossier avait été ouvert sous le statut de « violences entraînant la mort sans intention de la donner », il a été requalifié en « homicide involontaire ». Cette qualification juridique implique que l’on ne se situe plus sur une faute d’imprudence, de négligence, une faute de non-respect des règles de sécurité et des règles d’usage des armes. C’est intéressant, car, nous, les avocats de la famille, avions fait ce raisonnement.
En restant sur une faute pénale, il aurait été compliqué de démontrer qu’il y a eu un lien direct. Comment démontrer que ce gendarme savait qu’il utilisait une grenade et que, même s’il n’avait pas l’intention de tuer, il l’a quand même utilisée dans l’intention de blesser ? Cette hypothèse ne tenait pas la route. Il y aurait eu un acquittement. En revanche, démontrer que les gendarmes ont fait usage d’une arme qui n’aurait pas dû être utilisée, démontrer que l’ordre qui a été donné n’était pas un ordre légal, démontrer que cet ordre a été utilisé dans des conditions qui n’ont pas respecté les règles de sécurité parce qu’on était de nuit, c’est ce qui ressort du dossier et cela permettra peut-être d’avoir une condamnation. Et puis, le fait de placer le gendarme sous le statut de témoin assisté pouvait permettre de le mettre en examen s’il y avait d’autres éléments mis en avant. Ce statut de témoin permet de remonter le fil de l’histoire, c’est ce que font maintenant les juges d’instruction.

Depuis sept mois, Anissa Oumohand et Élodie Billot, les deux juges chargées de l’instruction, remontent la chaîne de commandement. Jusqu’où sont-elles allées ?
Elles ont auditionné trois autres gendarmes, le chef du gendarme, le chef du peloton, le chef du groupement et elles vont en auditionner deux autres. C’est ce qu’on avait demandé et c’est la suite logique de la requalification et de ce qui ressort du dossier. Mais cela fait quand même deux ans que l’instruction a été ouverte, personne n’a été mis en examen. Peut-être les juges ne peuvent-elles pas aller plus vite et il faut s’accommoder de ce temps judiciaire. Si elles ont besoin d’un an de plus, mais que cette année permet d’entendre tout le monde, de confronter tout le monde et d’aboutir à un dossier ficelé, pourquoi pas ? Mais il y aussi une autre possibilité : celle de faire le strict minimum, d’auditionner la hiérarchie, afin de clore le dossier.

En juillet dernier, l’enquête de Reporterre a révélé l’existence d’un peloton de gendarmes ayant agi de manière dissimulée. Qu’en pensez-vous ?
La version qui est développée par Reporterre est plausible, sauf qu’on ne peut pas la démontrer, car on n’a pas une instruction qui a envie de creuser cette piste. Quand on est juge d’instruction, on instruit à charge et à décharge, quand on a un élément intéressant, il faut aller creuser cet élément, qu’il aille dans un sens ou dans l’autre, car l’idée est d’aller chercher la vérité judiciaire. Nous avons envie que les juges tirent cette corde-là, mais, si elles ne la tirent pas, on ne va jamais pouvoir le démontrer.
Le mémorial sur la Zad de Sivens en octobre 2015, là où Rémi Fraisse était mort un an plus tôt.

L’enquête de Reporterre montre aussi qu’il existait des liens entre certains gendarmes et des membres du gouvernement, comme l’actuel Premier ministre. Peut-on lier ces rapports à de possibles pressions sur les juges Billot et Oumohand ?
Le processus est beaucoup plus insidieux, voire intrinsèque au système judiciaire. On ne passe pas un coup de fil en disant « Tu ne dois pas ouvrir ce dossier », mais il y a le parquet, qui peut chercher à savoir comment avance le dossier, donc cela veut dire que le parquet suit le dossier. Un collègue peut donner des conseils de prudence aux juges d’instruction. Ce n’est pas un coup de fil du Premier ministre, c’est tout un monde qui est lié à la hiérarchie, avec des regards, des carrières, mais ce ne sont pas des pressions directes. On sait que ce dossier est suivi, médiatisé. L’État n’a pas besoin de dire qu’il surveille ce dossier.

Aviez-vous constaté des anomalies dans les premières phases de l’instruction ?
Dans un premier temps, la brigade de recherche de la gendarmerie de Toulouse a été saisie en urgence pour effectuer les opérations, l’IGGN (Inspection générale de la gendarmerie nationale) a aussi été saisie pour mener une enquête administrative. Ce sont donc des gendarmes locaux qui ont instruit une affaire sur d’autres gendarmes locaux. De manière générale, des policiers instruisent sur des policiers, des gendarmes sur des gendarmes et, du coup, la démarche est faussée.
Dès lors que l’on demande à des gendarmes d’enquêter sur d’autres gendarmes et que l’on se contente de l’enquête de l’IGGN, on sait que chacun va réciter son catéchisme, dire que tout s’est bien passé, que le cadre légal a été respecté, il n’y a plus d’objectivité.
Dès le début de l’enquête, on a constaté que les auditions des témoins ne se faisaient pas de manière objective et sereine, ce qui ajoutait de la difficulté à l’instruction. L’enquête des gendarmes a été faite à décharge, on a tout fait pour ne pas donner d’éléments qui sortent du cadre légal ou qui pourraient incriminer les gendarmes. À partir de là, c’était compliqué. Autre élément : toutes nos demandes d’acte ont été rejetées.

Quels actes ?
On a demandé très rapidement une reconstitution. Les juges d’instruction ont refusé, ce qui est quand même très lourd. Dans un dossier qui va concerner des particuliers ou un dossier criminel, quand on demande la reconstitution, on en fait une, parce que cela permet de comprendre ce qu’il s’est passé. On a fait appel, bien entendu, et là, c’est la chambre de l’instruction qui a refusé. En général, quand on fait appel, le président doit réunir les trois juges de la chambre d’instruction pour organiser une audience, entendre les parties civiles, avoir l’avis du parquet, du procureur. Normalement, voilà comment ça se passe, sauf que le président a le pouvoir de ne pas réunir la chambre de l’instruction s’il estime que l’on n’a pas besoin d’organiser une audience. C’est ce qu’il a fait. Systématiquement, nos demandes d’actes ont été rejetées et systématiquement le président de la chambre d’instruction a rejeté nos appels sans organiser d’audience. On a aussi demandé à ce que les différents gendarmes de la hiérarchie soient entendus, notamment le préfet, ce qui a aussi été refusé. On s’est également rendu compte que ni les juges d’instruction, ni le procureur, ni la gendarmerie n’avaient l’intention de rechercher des témoins directs. La première année, on s’est retrouvé avec toutes ces difficultés.
Rémi Fraisse, quelque temps avant son décès.

Désormais, qu’attendez-vous des suites de ce dossier ?
Je pense qu’on a appris pas mal de choses. On arrive à reconstituer ce qui s’est passé, on connaît l’emploi du temps, on sait où était Rémi, on sait que ça s’est passé en un quart d’heure, qu’il était là au mauvais endroit au mauvais moment. On sait aussi que ce n’est pas un accident, je ne dis pas que l’on a voulu tuer quelqu’un, mais, quand on lance autant de grenades offensives dans des conditions comme celle-ci, ce n’est pas un accident. Aujourd’hui, nous sommes sur le volet pénal, mais nous pourrons aussi mener des combats autrement, on peut utiliser d’autres volets, le volet administratif, celui de la Cour européenne. Je constate aussi qu’il n’y a pas de tournant pour l’instant. La politique est toujours la même. On va intervenir à Notre-Dame-des-Landes, à Calais. La politique de maintien de l’ordre n’a pas changé, les violences continuent, la police se réarme. Sivens est le symbole de l’échec de cette politique, mais, malgré la gravité de ce qui s’y est passé, les leçons n’ont pas été tirées.