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Au fait, comment la liste rouge des espèces menacées est-elle établie ?

9 Septembre 2016

Alors que la Terre vit sa sixième crise d’extinction, la liste rouge des espèces en danger est un outil scientifique permettant d’identifier les plus menacées. Elle est constamment mise à jour par des milliers d’experts à travers le monde. À l’occasion du Congrès de la nature, événement mondial qui les réunit jusqu’au 10 septembre, à Hawaï, Reporterre vous explique comment fonctionne ce classement.
Florian Kirchner est chargé du programme « espèces » pour la branche française de l’Union internationale de conservation de la nature.

Florian Kirchner.
Déterminer « la voie à suivre pour la conservation de la nature à l’échelle mondiale ». Voilà l’ambitieux programme du Congrès mondial de la nature, organisé par l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), jusqu’au 10 septembre, à Honolulu. Au programme des chercheurs : la protection des océans, le trafic d’espèces sauvages, et la mise à jour de la liste rouge des espèces menacées. L’UICN, c’est donc un peu le Giec (Groupe international d’experts sur le climat), version biodiversité.

Reporterre — Qu’est-ce que la liste rouge mondiale des espèces menacées ?
Florian Kirchner — C’est le baromètre de l’état de santé des espèces. On a coutume de dire qu’il s’agit de l’état des lieux le plus complet au monde. On y recense toutes les espèces examinées par les experts de l’UICN — et on en est aujourd’hui à quasiment 83.000 —, parmi lesquelles 23.900 sont menacées à des degrés divers. Mais il faut rester modeste, car ce n’est qu’une toute petite fraction des 1,8 million d’espèces d’animaux, de plantes et de champignons décrites sur la planète. D’ailleurs, on ne sait même pas combien d’espèces il y a en tout sur Terre, entre 5 et 20 millions, selon les évaluations. Même si on ne connaît qu’une petite proportion des espèces, la liste rouge reste un outil scientifique qui permet d’identifier les plus menacées. Elle est une référence sur laquelle s’appuient les États ou les ONG pour mettre en place des politiques de conservation.

Et l’UICN, qu’est-ce que c’est ?
C’est une union de 1.300 membres, à la fois gouvernementaux et non-gouvernementaux. Elle est en quelque sorte à mi-chemin entre les Nations unies et une ONG. Surtout, elle anime un réseau de 16.000 experts, qui contribuent de façon collégiale et bénévole à ses travaux.

Un orang-outan dans une réserve du Sarawak, un des deux États malaisiens de l’île de Bornéo.

Comment inscrit-on une espèce sur la liste des espèces menacées ?
La liste existe depuis plus de 50 ans. Historiquement, elle a commencé par les espèces que l’on pensait prioritaires, c’est-à-dire sur le point de disparaître. La première liste recensait surtout des mammifères et des oiseaux [dès 1964]. Aujourd’hui, on progresse petit à petit par groupe d’espèces. Par exemple, on a évalué toutes les espèces d’oiseaux au monde — il y en a environ 10.000 — et on a pu déterminer que 13 % d’entre elles étaient menacées d’extinction. Pour les mammifères, c’est une espèce sur quatre. Pour les coraux tropicaux, 33 % des espèces sont menacées. Pour les requins et les raies, 30 % ; pour les amphibiens 42 %, et en ce qui concerne les conifères — car on s’intéresse aussi aux plantes —, 34 %. La dernière grande évaluation en date est celle des cactus dont 31 % des variétés risquent de disparaître. Beaucoup d’espèces ne sont pas encore évaluées, mais à chaque fois que l’on s’intéresse à un nouveau groupe, nous constatons un fort taux de menace. Et cela pour toutes les espèces, sur terre et dans les océans, dans toutes les régions du monde.
Comment détermine-t-on si une espèce est menacée ?
Pour chaque espèce examinée, on réunit toutes les données de terrain et toutes les études disponibles. Puis, un collège d’experts analyse la situation de l’espèce. Ils évaluent le nombre d’individus, si les effectifs augmentent ou diminuent, si l’aire de répartition est fragmentée, si elle s’étend ou se réduit, et quelles sont les menaces.
On range ensuite les espèces par catégories. Il y a celles qui vont bien, et celles qui sont menacées. Pour les menacées, le classement va de « vulnérable », à « en danger », puis « en danger critique ». Quand on ne peut pas déterminer si une espèce est menacée, on la classe dans la catégorie « données insuffisantes ». Par exemple, pendant le congrès, on a annoncé la dégradation de la situation du gorille de l’Est, passé de « en danger » à « en danger critique », soit le dernier stade avant l’extinction. Une des bonnes nouvelles, en revanche, est que la situation du panda est passée de « en danger » à « vulnérable ».

Corail de la Grande Barrière, en Australie.

Quelles sont les menaces qui pèsent sur les espèces ?
Si l’on résume, ce sont les activités humaines qui menacent la biodiversité. On a identifié cinq grandes raisons à son déclin.
La première, c’est la destruction des habitats naturels. La déforestation menace par exemple l’orang-outan de Bornéo ; en France, le comblement des mares supprime des zones humides qui sont des lieux de reproduction pour un petit crapaud, le pélobate brun, classé « en danger ». De façon générale la conversion des habitats naturels en zones agricoles ou urbanisées est une grande menace pour la biodiversité.

Le pélobate brun, menacé en France à cause de la disparition des zones humides, ses lieux de reproduction.
La deuxième raison du déclin, c’est la surexploitation des espèces. Elle peut être illégale, comme le braconnage des éléphants et des rhinocéros, ou la coupe de bois tropicaux précieux. Ou bien légale, comme la surpêche.
La troisième raison, c’est l’introduction d’espèces envahissantes. En France, le frelon asiatique est arrivé dans des poteries importées de Chine et il cause un véritable problème pour les abeilles. Les bateaux ont apportés les rats dans de nombreuses îles, et ils ont par exemple contribué à la disparition du dodo sur l’Île Maurice, car cet oiseau nichait au sol. Parmi les oiseaux les plus menacés au monde, à cause du rat, il y a aussi le tuit-tuit, endémique de l’île de la Réunion, ou le monarque de Tahiti, tous deux « en danger critique ».
La quatrième raison, c’est la pollution — des sols, de l’air, mais surtout de l’eau. Par exemple, la pollution chimique affaiblit les défenses immunitaires de l’anguille d’Europe. Il y a aussi les pollutions par les macrodéchets : les tortues marines qui s’étouffent en confondant les sacs plastique avec les méduses, c’est une réalité. On commence à se rendre compte que certains océans contiennent de grandes quantités de déchets plastiques, ingérés notamment par les oiseaux marins qui en meurent.
Enfin, la cinquième raison du déclin de la biodiversité est une menace nouvelle : il s’agit du changement climatique. On prévoit que son impact sera très grave à l’avenir. Il y a l’exemple emblématique de l’ours polaire : la fonte de la banquise de mer réduit son espace de chasse, on observe désormais des ours dénutris et leur population est en déclin. Un autre exemple alarmant est celui des coraux dans les eaux tropicales. Les coraux sont des animaux qui vivent en symbiose avec des algues. Quand la température de l’eau augmente, ils expulsent les algues sous l’effet du stress, et blanchissent. Au milieu des années 2000, on a perdu un quart des récifs coralliens dans les Caraïbes suite à un épisode de blanchissement. Et c’est grave, parce que les coraux sont très importants dans la vie des océans, les récifs sont de hauts lieux de reproduction pour de nombreuses espèces.

Le dodo de l’Île Maurice s’est éteint en partie à cause de l’introduction des rats.

Pourquoi parle-t-on de sixième crise d’extinction ?
Pour comprendre, il faut regarder la vitesse d’extinction des espèces : elle est aujourd’hui 100 à 1.000 fois plus élevée que le taux naturel d’extinction observé au cours de l’évolution. La planète subit des taux de disparition similaires à ceux des cinq autres grandes crises que l’on a identifiées dans l’histoire de la Terre. On parle donc de sixième crise d’extinction. Mais cette fois-ci, à la différence des précédentes crises, elle n’est pas due à un événement cataclysmique, mais bien aux impacts des activités humaines sur la biosphère. On connaît bien la dernière crise, qui a eu lieu il y a 65 millions d’années, celle qui a vu la disparition des dinosaures. Et bien, on est en train de vivre quelque chose qui n’est pas arrivé sur Terre depuis 65 millions d’années !

Comment éviter cette sixième extinction ?
D’abord, la liste rouge permet de faire des recommandations, de proposer des mesures pour éviter l’extinction d’une espèce (par la protection, le renforcement, la réintroduction…). Mais, on ne pourra pas les sauver une par une, d’autant plus qu’on ne les connaît pas toutes. Donc, une autre solution est de créer des aires protégées. Mais là encore ce n’est pas suffisant parce qu’on ne peut pas établir des aires protégées partout sur la planète. Il faut donc aussi agir sur les politiques qui menacent les espèces. Par exemple en Europe, agir sur les politiques qui prônent l’intensification des pratiques agricoles, sur les politiques de pêche non durable et sur les choix d’aménagement du territoire. Et cela concerne tous les secteurs.
Surtout, il faut commencer par arrêter de détruire. Nous devons revoir nos modes de production et de consommation, pour qu’ils soient compatibles avec la préservation de la nature, qui nous rend en retour d’innombrables services.
– Propos recueillis par Marie Astier