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« Le capitalisme nous transforme tous en hommes-objets » ! rencontre avec Audrey Vernon

23 Août 2016


Tantôt présentée comme humoriste, tantôt comme comédienne, les talents artistiques d’Audrey Vernon font l’objet d’une reconnaissance médiatique indéniable. En effet, la femme n’a pas la langue dans sa poche, et les spectacles qu’elle écrit et interprète depuis 2005 sont de véritables séances d’éducation populaire. Dans cette entrevue accordée à notre équipe, l’artiste comédienne nous en dit plus sur l’engagement politique qui traverse ses textes et ses discours.
C’est un peu par hasard que nous avons découvert cet ovni de la littérature française et du spectacle, grâce à quelques interventions télévisuelles souvent drôles, mais toujours pertinentes et pleines de bon sens. Nous avons également visionné des extraits du seule-en-scène qui a assis sa notoriété en tant qu’auteure-interprète et qui a donné naissance au livre du même nom : « Comment épouser un milliardaire ». Avec la volonté de la féliciter pour son travail d’envergure mené depuis plus de 10 ans ainsi que l’envie d’en savoir plus sur les motivations qui l’ont poussée à se diriger vers le théâtre engagé, nous l’avons donc contactée pour mener une interview, qu’elle a chaleureusement accepté.

Photo : Ingrid Mareski

Mr M : Audrey, nous constatons chez vous la volonté de dénoncer les injustices de l’économie triomphante par le biais de l’humour. Dans votre spectacle « Comment épouser un milliardaire », vous y parvenez d’ailleurs avec brio en vous attaquant avec verve aux inégalités grandissantes entre les ultra-riches d’un côté et de l’autre les « pauvres ». Pouvez-vous nous dire comment cet engagement est né chez vous ?

A. V. : Comme tous les enfants, j’étais révoltée par les injustices et les inégalités… C’est quelque chose de très enfantin le « c’est pas juste… ». En arrivant à Paris et en commençant à travailler, j’étais capable de pleurer à cause de ce que je voyais à la télévision, tout en me sentant très impuissante. En 2005, au moment des révoltes de banlieue, la mort de Zyed et Bouna était pour moi le comble du « c’est pas juste ». Ces deux enfants sont de vrais personnages Dostoievskiens, et le traitement médiatique immonde environnant en avait rajouté et suscité les émeutes que l’on connait, car ce qui a révolté les gens a été surtout le mensonge autour de la mort de ces enfants. Je me suis dit que je ne pouvais pas monter sur scène pour ne rien dire, et j’ai commencé à essayer de mettre dans mes spectacles le plus de sens possible. J’ai eu besoin de m’exprimer pour survivre dans ce monde.

J’ai aussi eu envie de défendre ceux que je considérais comme moins bien traités que moi, et surtout sans accès à la parole : « Les pauvres ». Par « pauvres », je ne pense pas seulement financièrement, je pense aussi à ceux qui partent avec beaucoup moins de chance que moi au départ… Je trouve que le jeu est biaisé, pour moi tout est facile, c’est une vie Open bar… J’ai accès à l’éducation, un logement, je n’ai pas de plafond de verre, je n’étais pas bridée dans mes rêves, et j’ai pu devenir comédienne parce que je l’ai voulu. Je trouve injuste de vivre dans un monde où tout le monde n’a pas la même chance au départ et j’ai du mal à profiter de la vie quand je vois autour de moi tant de gens malheureux et qui ne s’en sortent pas… Je n’ai rien contre ceux qui gagnent 10 000 euros par mois avec leur travail, car je trouve normal de vivre de son travail, ce que je ne trouve pas normal c’est qu’une grande partie de la population ne peut pas vivre de son travail… L’injustice est là

J’aime bien la définition qu’Achille Mbembe donne du mot nègre. « Aujourd’hui est nègre une large catégorie de l’humanité, qu’on pourrait qualifier de subalterne. » Le capitalisme nous transforme tous en hommes objets, juste bons pour travailler, consommer et payer des impôts… Je reviens de Suisse et dans la constitution Suisse, il y a une phrase que je trouve intéressante : « la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ». Dans notre pays aujourd’hui, les plus faibles n’ont aucun bien être et les gouvernants s’appliquent à ne jamais les aider… Ils sont toujours du côté des puissants.

Photo : Remi Ferrante

Mr M : Vous affirmez votre admiration pour l’œuvre de Karl Marx. Pensez-vous que le travail de cet intellectuel révolutionnaire du XIXe siècle soit encore d’actualité, et pouvez-vous nous indiquer ce qu’il permet de comprendre dans le fonctionnement de notre monde actuel ?

A. V. : Karl était obsédé par la question du temps. Lui, il aimait passer ses journées à lire, « à jouir de la vie et de ses facultés intellectuelles ». Aller au parc, jouer avec les enfants, fumer, boire, écrire « Le Capital », lire… Discuter avec Engels. Il n’arrivait pas à comprendre comment une partie de l’humanité puisse être obligée de vendre son temps, « son bien le plus précieux ». Pour lui, le travail salarié était un scandale qu’il voulait exposer à la lumière. Comment quelque chose d’aussi injuste – vendre son travail à quelqu’un qui va le revendre plus cher – pouvait-il être admis par tout le monde ? C’est ce qu’il appelle l’aliénation… Sans parler de l’esclavage, du travail des enfants, et de la rente foncière…

Aujourd’hui encore, de l’esclavage au salariat, tout ce qu’il dénonçait est toujours présent sur cette terre et si l’esclavage a été aboli par endroits, le salariat, ou « travail aliéné », ne l’est toujours pas. Je me demande souvent pourquoi on trouve choquant de vendre son corps et qu’on ne se pose pas la question de vendre son temps à un patron qui le revend derrière. Pourquoi les patrons ne sont-ils pas considérés comme des proxénètes ? On accepte par exemple que le patron d’Uber touche 20% de toutes les courses du monde sans sortir de son lit.

Il faudrait une vraie réflexion sur le travail dans le monde aujourd’hui. Karl, qui était un grand profiteur de la vie, nous montre un exemple passionnant : d’un côté il n’a presque jamais travaillé de sa vie au sens capitaliste du terme (il n’a jamais consenti à trouver un travail pour nourrir sa famille, qui en aurait eu bien besoin), mais de l’autre, il a créé une somme qui définit encore notre époque aujourd’hui. En donnant à son livre le titre « Le Capital », il a aussi donné un titre à notre époque. Si encore aujourd’hui nous vivons dans une ère appelée « capitalisme », c’est grâce à ce livre qu’il a terminé d’écrire le 16 août 1867 à 2H du matin. Je me demande toujours comment nous appellerions notre époque si ce livre avait eu un autre titre… Par exemple « l’Argent », on serait peut-être dans l’ère de l’Argenterie…

Mr M : Vous êtes assurément très bien informée sur la manière indécente dont beaucoup de multinationales opèrent pour maximiser leurs profits. Vous ne vous gênez d’ailleurs pas pour partager ce savoir, à la grande joie du public. Malheureusement, comme l’explique brillamment Franck Lepage dans sa conférence gesticulée « L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu », la culture est trop souvent vécue comme hors d’atteinte ou « écrasante » par le grand public. Quelle est votre position par rapport à cette vision de la culture comme vecteur d’émancipation plutôt que comme outil de domination ?

A. V. : Je n’aime pas trop le mot culture, il y a un côté chiant, scolaire… Je pense plutôt que je fais du théâtre, de l’art et pas de la culture. Je ne cultive personne, et les gens n’ont pas besoin de moi pour grandir. Je partage ce que je crois avoir appris ou compris avec le public : c’est une expérience humaine, pas intellectuelle. Le théâtre, c’est sensoriel, c’est un moment de vie. L’avantage de la forme du one-man-show est qu’elle n’est pas écrasante, ni intimidante… C’est dommage que le théâtre dans les beaux théâtres le soit parfois devenu. Pour moi une représentation est une célébration au sens religieux, comme une messe, c’est un moment de partage, presque de prière, on se recueille, on essaie de faire en sorte que le monde soit différent en sortant… et il l’est forcément.

Photo : Mary Brown

Mr M : Passez-vous plus de temps à étudier le monde, et l’économie en particulier, ou à travailler votre talent de scène ? Aussi, est-ce que ce sont vos spectacles qui vous poussent à étudier ou, au contraire, ce sont vos réflexions et découvertes qui vous poussent à rédiger vos spectacles ?

A. V. : J’ai passé beaucoup d’années à étudier le théâtre, à jouer les classiques, dans des cours. J’ai commencé à prendre des cours et à apprendre des textes à 11 ans. J’aimerais évidemment améliorer mon jeu et mon travail d’interprète, mais en jouant 150 fois par an, j’ai aussi l’impression de me perfectionner, et puis je partage beaucoup avec d’autres acteurs sur ce thème qui me passionne. Je lis toutes les interviews d’acteurs et d’actrices que j’admire : Isabelle Huppert, Marianne Denicourt, Laure Calamy… Évidemment Catherine Deneuve et plein d’acteurs de théâtre qui ne sont pas très connus. Ceux que j’aime le plus sont ceux qui ont une vie riche. Par le travail que je fais sur les textes, en étudiant etc… j’ai l’impression de me perfectionner comme être humain. Il y a une phrase de Pierre Clementi que j’aime beaucoup : « Il est important pour celui qui est acteur de devenir un homme véritablement, d’apprendre dans la simplicité de la vie quotidienne à communiquer avec ses frères, d’aider par son travail à mettre en lumière la part du monde qui est vérité et non celle qui est toc, préfabriqué, illusion. Son travail permet à chacun de prendre conscience de son bonheur ou de son malheur, de tenter de perpétuer l’un ou de faire cesser l’autre pour retrouver le sentier de la joie. L’acteur peut être l’étincelle qui donne naissance à un foyer où chacun pourra puiser un peu de chaleur, d’énergie pour continuer son voyage »

Mes spectacles viennent quand quelque chose me révolte et m’intéresse… Je deviens obsédée par le sujet, puis j’ai envie de monter sur scène pour en faire quelque chose de théâtral. J’ai été obsédée par l’économie, ensuite par la correspondance de Marx et Engels, puis par le deuil et la psychologie du chagrin d’amour, puis par la catastrophe de Fukushima. Plus on creuse ces sujets, plus on y trouve des choses drôles, émouvantes, tragiques, inattendues… des choses qu’on peut avoir envie de partager et de faire découvrir. J’utilise cette somme de matières et j’essaie de la transformer en quelque chose de jouable. Une fois que c’est fait, je me suis débarrassée du thème et je peux passer au suivant, même si pour le moment, les 4 spectacles coexistent. Combiner plusieurs spectacles fait qu’ils résonnent tout le temps différemment, en fonction de l’actualité aussi. L’année dernière au mois de mars, j’ai joué les 4 spectacles la même semaine. C’était très étrange, par exemple, de répéter le spectacle sur Fukushima en journée et de jouer « Marx et Jenny » le soir. La matière de Fukushima était tellement dure et déprimante que Marx me consolait le soir et me redonnait espoir.

Mr M : Nombre de vos interventions et spectacles portent sur des questions profondément politiques. Pourtant, vous affirmez aussi ne pas voter. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix ?

A. V. : Alors… J’ai toujours l’impression que les hommes politiques ne parlent de rien de ce qui m’intéresse. Je ne les comprends pas, je trouve leur parole creuse, vide, ils jouent mal. On dirait qu’il n’y a aucune pensée derrière les mots creux qui sortent de leur bouche. Quand Hollande bute sur les mots, c’est qu’il ne croit pas lui même à ce qu’il dit. Comment expliquer son quinquennat ? Comment expliquer un tel bilan ? La guerre à l’extérieur, la paupérisation qui mène au terrorisme et à la révolte à l’intérieur, c’est un quinquennat ultraviolent. Alors soit il s’est trompé en 2012 sur les possibilités d’action qu’il avait, soit il a menti délibérément… Dans les deux cas, c’est terrible : soit il est incompétent, soit il est faux. Je ne sais pas ce qui est pire. La seule réponse aux attentats de Nice a été 5 jours après de participer à un massacre de civils en Syrie. Pour les Syriens, quelle est la différence entre François Hollande et un dingue qui fonce en camion dans la foule ?

J’ai l’impression que les élections, c’est élire le meilleur pitbull. Je n’ai pas envie de voter pour ces batailles d’égo et de pouvoir, surtout  quand on voit qu’ils défendent systématiquement les plus forts, par exemple sur le secret des affaires ou l’évasion fiscale… C’est incompréhensible : le ministre Christian Eckhert qui vient râler contre les Panama Papers alors que 3 mois plus tôt il a fait empêcher la loi sur la transparence fiscale ? Personne ne lui pose la question… Comment accepter que Juncker soit chef de la commission européenne alors qu’il a été condamné dans son propre pays pour avoir organisé la fraude fiscale au Luxembourg ? Comment avoir envie de s’approcher d’un bureau de vote alors que depuis 2012 on ne parle que de 2017 ? C’est atrocement ennuyeux. C’est impossible de s’intéresser à ça ! Aucun de leur discours n’est beau, porteur d’espoir. Ils parlent mal, ils pensent mal… Bref, je ne les aime pas du tout.

Photo : Facebook/audrey.vernon

Mr M : Vous n’avez pas été indifférente à l’aventure du parti de Tsipras et sans doute, du parti Podemos en Espagne. Imaginons qu’un jour, « un Tsipras » parvient à s’imposer sur l’échiquier politique français. Imaginons aussi qu’il vous envoie un message : « Audrey, nous avons besoin de toi pour repenser la politique sociale, économique, écologique et financière du pays ». Imaginons que, tel Bruce Willis et son astéroïde, vous n’ayez d’autre choix que d’accepter le challenge pour sauver l’humanité. Pourriez-vous nous citer les points principaux ou angles d’attaque de la politique que vous appliqueriez ?

A. V. : Je commence par interdire le commerce et la fabrication des armes dans le monde entier (je suis en train de lire un livre sur Gandhi et j’ai pris conscience qu’il a quand même réussi à décoloniser l’Inde juste en prônant l’amour et la non-violence). J’obligerais l’agriculture bio, j’interdirais les pesticides et les produits chimiques. Ensuite, j’interdirais la fabrication et la commercialisation de produits non-biodégradables : plus d’iPhones tant qu’ils n’en fabriquent pas des bios. J’interdirais le plastique sauf pour utilisation médicale. Gratuité des transports en communs, des écoles, des hôpitaux. J’interdis le salariat, toute entreprise devient une association à but non lucratif, et faire du profit sur le travail des autres devient illégal.  Evidemment, revenu universel de base pour que tout le monde décide de travailler uniquement si ça lui chante. Et je demande aux milliardaires de tout nettoyer : plus un téléphone dans les décharges en Afrique… Warren Buffet doit faire le tour de la terre et récupérer toutes ses canettes de Coca et ses rasoirs Gilette…

Mr M : Malgré l’impact visible de la mauvaise répartition des richesses, beaucoup estiment qu’« une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Vous avez certainement déjà lu cette phrase. Que pensez-vous du mouvement des « objecteurs de croissance » ?

A. V. : Tout ce qui aide à enrayer le système, à réduire la production et la consommation, est bon à prendre. C’est aussi par la résistance passive que nous allons changer les choses. Si la prochaine génération n’a pas envie de participer au système, de travailler pour Amazon ou de devenir vendeur chez Zara, de consommer des produits inutiles, ils vont faire buguer le truc. On est sur la fin. Le système ne fonctionne qu’avec les gens qui sont dedans : les médias sont détenus par les milliardaires qui y placent leurs produits, mais ça tourne à vide, les gens se désintéressent de plus en plus de cette industrie du luxe, du divertissement… Et même du cinéma malheureusement. Le cinéma aussi est devenu au service des puissants. Il n’y a qu’à voir le festival de Cannes. C’est devenu atroce, tellement loin des gens… Il y a un côté ghetto de riches. J’ai eu envie de mourir au dernier festival de Cannes lors de la cérémonie de clôture, la typo utilisée était celle de L’Oréal qui était partenaire : « Palme d’or » écrit en typo l’Oréal, j’ai trouvé ça trop triste. Ken Loach qui reçoit la Palme fabriquée par Chopard, avec cette écriture là au-dessus de lui… Que faire ?

Mr M : Enfin, pour clôturer cette entrevue, quel conseil souhaiteriez-vous donner à celles et ceux qui aimeraient faire progresser l’humanité, mais ne savent comment s’y prendre ni par quel bout commencer ?

A. V. : Oh la la… « Il y a ce qu’on doit faire et non pas à savoir si on est puissants ou pas puissants, rien n’est plus simple », j’aime bien cette phrase de Claudel dans « Le Soulier de satin ». Pour le reste, je ne sais pas. Il ne faut pas perdre espoir et essayer de se dire qu’on va y arriver, on est 7 milliards à avoir envie que ça change. Visiblement, les hommes politiques sont au max de leurs capacités, mais nous, on a de la ressource… Ils ne sont que quelques milliers à profiter de la destruction de la planète, de l’abrutissement des populations et de ce système injuste. Normalement on devrait y arriver, il faut juste persévérer.

Un discours engagé mais non sans espoir, qui a de quoi laisser songeur concernant l’avenir de notre politique actuelle. Et si la clé du changement se trouvait en effet dans le désintérêt des futures générations envers les choses matérielles ? Dans l’information et la transparence des activités politiques et économiques ? S’il n’existe pas de solution miracle pour combattre les inégalités, quelles qu’elles soient, on saluera l’audace de la jeune femme qui n’hésite pas à dévoiler des faits polémiques lors de ses interventions télévisées. La preuve en images, avec cet extrait de l’émission C à vous diffusée en 2015, lors de la sortie du livre « Comment épouser un milliardaire ».