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L’art pour tous, l’argent pour quelques-uns

Mai 2016

Symbolisée dans les années 1960-1970 par une mise en forme de l’esprit de révolte, de la minijupe au mouvement punk, Londres définit à nouveau une certaine avant-garde. Non seulement elle a mis l’art contemporain à la mode, mais cet art qui semblait réservé à l’élite est désormais présenté sans frémir comme un agent de changement social.


http://www.monde-diplomatique.fr/2016/05/PIEILLER/55451
L’art est le Saint-Graal », affirme Mme Sadie Coles avec le sourire ému de qui fait une confidence. Elle a l’élégance discrètement rock’n’roll et l’aisance gracieuse de ceux qui assurent le lien entre artistes et collectionneurs. En 2014, elle comptait selon le quotidien The Guardian au rang des « personnalités les plus puissantes du monde de l’art ». Marchande d’art (art dealer), elle règne sur deux grandes galeries délicatement minimalistes. Elle nous reçoit dans celle de Kingly Street, ouverte en 1997, au cœur du « Swinging London » d’avant-hier, avant que Carnaby Street ne vende son « shopping décalé » sur fond de vieux souvenirs pop — d’ailleurs, « c’était un night-club ici ». Tout est blanc, vaste, certes ponctué de poteaux mais vide, et luxueusement lumineux sous une verrière à l’ancienne. Le chiffre d’affaires mondial du marché de l’art contemporain, pour lequel Londres occupe la deuxième place, a plus que décuplé en quinze ans. Il ne sera pourtant jamais question d’argent pendant notre conversation autour d’un expresso — plus international sans doute que le thé —, mais de valeurs autrement plus morales, quoique floues.

Avant de se mettre à son compte, Mme Coles a été business manager du célèbre Jeff Koons, auteur de sculptures en inox et autres jouets gonflables. Aujourd’hui, en plus de ses activités londoniennes, elle conseille la Deutsche Bank pour ses collections d’international young art. Pour elle, « l’art est ce qui donne sens à la vie ». Sa galerie n’est donc pas qu’un investissement à long terme en temps et en argent : c’est aussi le moyen de concrétiser la relation qu’elle entretient avec les artistes, fondée sur « la durée, la fidélité, le cœur ». Au moment de notre visite, elle propose une exposition Rudolf Stingel. De très grandes photographies animalières : renard, sanglier, ours, parfois sur fond de neige. On remarque : « C’est fou ce que ça ressemble à des photos de calendrier des postes. » Précisément, c’en sont. Ou, plus exactement, ce sont des photographies d’un calendrier allemand projetées sur toile et sur lesquelles l’artiste, italien de langue allemande (et naturalisé américain), ajoute des coups de brosse. Ceux-ci, quoique peu repérables, témoignent selon le dossier de presse de la « lente construction de l’image », qui va ainsi osciller « entre émotion et banalité » pour devenir une « métaphore de la mémoire même ».

« Saint-Graal »… à tous les sens du terme, car Stingel est une star : il a exposé au palais Grassi de Venise — chez le milliardaire François Pinault —, à la galerie Gagosian de Londres, dans de multiples musées, et est aujourd’hui classé onzième par ArtPrice, le leader des banques de données sur la cotation et les indices de l’art. L’une de ses dernières toiles s’est vendue 2 millions de dollars, et il talonne Damien Hirst. Il a un atout : il se revend très bien. Il va sans dire, et ce ne sera effectivement pas dit, que le galeriste prend 50 % du prix de vente d’une œuvre. Il est même probable que, pour les artistes les plus rentables, le pourcentage se calcule différemment.

Les transactions ne sont peut-être pas uniquement une affaire sentimentale. Mais Mme Coles, qui propose aussi l’achat sur Internet — c’est-à-dire sur photographies —, qu’elle nomme « espace ouvert », préfère souligner que sa galerie fonctionne comme un « lieu d’initiation pour les nouveaux collectionneurs » et qu’elle aide ses clients à bâtir des ensembles cohérents. Elle entreprend également de les convaincre de devenir donateurs au bénéfice des musées, qu’elle considère comme « essentiels ». Pure beauté de l’art : il permet au commerce de s’évaporer dans une démarche spirituelle, une action vertueuse, comme le soutien oblique mais efficace à l’action publique.

On peut ne pas être entièrement convaincu et rire (intérieurement) aux éclats devant ce tour de passe-passe qui maquille la spéculation en embellissement de l’âme — la photo du renard dans la neige, ah oui… Il n’en demeure pas moins que Londres affiche le plus grand pourcentage d’habitants fréquentant les musées (la ville en possède 173, et 875 galeries) : 50 %, contre 35 % en France. Elle compte aussi le plus grand nombre d’étudiants inscrits dans des écoles d’art : la University of the Arts London, qui regroupe six établissements, forme le plus grand pôle européen d’enseignement artistique. A l’évidence, l’art, en particulier contemporain, semble s’être « démocratisé » ici. Reste à tenter de comprendre comment, et pour quoi.

L’engagement social, une « valeur ajoutée » pour les galeries

Mme Andrea Schlieker est director de la White Cube Bermondsey, l’une des galeries (deux à Londres, une à Hongkong) du très important marchand d’art Jay Jopling — 120 employés, le seul réel poids lourd britannique au Royaume-Uni. Ici aussi, tout est blanc, vide (1), éclairé par des verrières, mais… sans poteaux, et remarquablement vaste : 5 440 mètres carrés, la plus grande galerie d’Europe lors de son ouverture en 2011. Mme Schlieker, qui prend soin de prévenir d’emblée qu’elle ne s’occupe pas des ventes, évoque la « gigantesque mutation » intervenue ces dernières décennies : « Il y a trente ans, l’art contemporain concernait très peu de gens ; aujourd’hui, il a envahi la vie du plus grand nombre. » Cela tiendrait au fait qu’il serait devenu un « agent de changement social ».

Cette somptueuse galerie, qui compte parmi ses artistes Tracey Emin, Sarah Lucas, Damien Hirst, Chris Ofili, Anselm Kiefer…, effectue, selon sa directrice, un travail proche de celui du musée, présentant à parts égales les jeunes artistes « émergents » et les valeurs sûres, voire les avant-gardes classiques. Mais elle tient aussi, et c’est plus inattendu, du centre culturel : performances musicales gratuites chaque dimanche, rencontres avec les artistes, programme éducatif ouvert aux habitants du quartier — pour lesquels sont également organisées des visites des expositions commentées par les commissaires —, conférences dans l’auditorium de soixante places, etc.

Cette volonté de démocratiser l’accès à l’art ne se réduit pas à l’education program (dix employés) : elle est appuyée par une programmation qui cherche à mêler les disciplines. Ainsi, le guitariste Thurston Moore, dont le groupe de rock Sonic Youth a connu une vive et tenace célébrité, a joué avec le plasticien Christian Marclay, tout comme le London Sinfonietta, un orchestre de chambre spécialisé dans la « musique classique contemporaine », lors de performances publiques flirtant avec l’improvisation. « L’art va vers les gens », résume Mme Schlieker, qui insiste avec conviction sur l’importance de soutenir des œuvres socialement engagées, « à la manière de la “sculpture sociale” de Joseph Beuys » ou des projets de l’Américain Theaster Gates, qui « incitent à la création de communautés culturelles en agissant comme catalyseurs d’un engagement social qui mène à un changement politique et spatial » — pour citer sa présentation par la White Cube Bermondsey.

Gates pratique l’art comme autant d’actions d’engagement social. Quand il rénove une maison abandonnée dans un quartier pauvre de Chicago, sa ville, pour la transformer en bibliothèque, il finance les travaux par la vente de ses sculptures, dont les matériaux proviennent du site même. C’est ce qu’il nomme l’« art immobilier ». « Contre le fossé de plus en plus large entre riches et pauvres, les performances à mission sociale comme celles de Theaster Gates, souvent en dehors de la “boîte blanche” [White Cube], offrent réparation pour le corps, l’esprit et l’âme », poursuit Mme Schlieker — ce qu’approuve très certainement, quoique de façon inattendue, M. Pinault, qui a accueilli l’artiste au palais Grassi. Et elle précise : « Toutes ces initiatives apportent une énorme valeur ajoutée à la galerie. »

Avec un peu d’élan, on peut aller à pied de la Bermondsey à la Tate Modern, qui abrite la collection nationale d’art moderne et contemporain britannique et international. Le long de la Tamise, la vue est surprenante. Les Docklands, nés d’une entreprise de « régénération » urbaine lancée au début des années 1980 par le gouvernement de Margaret Thatcher, ont transformé ce qui fut le premier port de commerce mondial au XIXe siècle en troisième centre d’affaires de la capitale. A la place des docks et des entrepôts, il y a maintenant des gratte-ciel, des bureaux et des logements de luxe. S’est inventé ainsi un nouveau paysage urbain où se juxtaposent les bâtiments futuristes, étincelants — dont The Shard (« L’Eclat », comme on dit d’un morceau de verre), 306 mètres, conçu par Renzo Piano —, la pierre grise des maisons anciennes et les couleurs des pubs sous le réseau de trains aériens.

C’est splendide, et déroutant. Un rêve de Manhattan mêlé de science-fiction version dystopie (2). Evidemment, des deux côtés de la Tamise, les prix de l’immobilier ont explosé, et l’East End, où l’on propose gaillardement un Jack the Ripper (3) Tour, manifestement bon pour le tourisme, n’est plus seulement le quartier de la misère. Boutiques bio et galeries y prospèrent, et l’on repère à l’œil nu où s’arrête l’avancée de la gentrification : quand les poubelles n’ont pas l’air d’être ramassées souvent, quand les immeubles ne sont pas réhabilités, quand la population est majoritairement d’origine immigrée. La passerelle piétonne du Millenium Bridge, réalisée en 2000 pour l’ouverture de la Tate Modern, apparaît comme un symbole de l’avenir que les décideurs souhaitent pour Londres, puisqu’elle relie la cathédrale Saint-Paul et la City à ce fleuron de l’avant-gardisme, tandis que sur la Tamise patrouille la brigade fluviale et que passent en vrombissant des canots à moteur joliment profilés.

La Tate Modern s’est édifiée sur une centrale électrique désaffectée. Sa plus grande attraction est sans doute le Turbine Hall, l’ancienne salle des machines, qui abrite des installations à succès financées par la sud-coréenne Hyundai Motor Company. D’octobre 2015 à avril 2016, Abraham Cruzvillegas y proposait Empty Lot : des dizaines et des dizaines de casiers triangulaires en bois emplis de terre ramassée à Londres même, le tout sur vérins. Y poussaient au fil des mois des herbes, ou des fleurs, ou rien, selon la qualité de la terre recueillie. Ce qui, selon le site de la Tate Modern, « suscite un questionnement sur la ville et la nature, et une plus vaste réflexion sur la chance, le changement et l’espoir ». Qui l’eût cru ?… Comme dans tous les musées publics, l’accès à la collection est gratuit et les expositions temporaires — six par an — payantes (entre 15 et 24 euros). Le titre d’une petite exposition, « Witty, Sexy, Gimmicky : Pop 1957-1967 », semble assez largement correspondre au projet qui anime la Tate Modern. Brillant, sexy, astucieux : pop !

Directeur de la Tate Modern depuis 2011 (4), M. Chris Dercon est quant à lui belge, tonique et charmeur. L’allure dégagée, soigneusement travaillée. Le chic moderne, peu à voir avec l’image traditionnelle du conservateur de musée. Il connaît tout le monde, surtout les célébrités, et tout le monde le connaît, ce qui a facilité la mise en place de comités ou de fondations (Tate Asia Pacific Acquisitions Committee, Tate Americas Foundation…). Il y a quatre Tate : la Tate Britain, qui, pour l’essentiel, abrite les collections d’art britannique classique ; la Tate Modern ; et deux musées décentralisés, l’un à Liverpool, sur les docks, l’autre à St Ives, en Cornouailles, qui ont la même fonction que la Tate Modern. M. Dercon évalue à 800 environ le nombre d’employés de ces quatre Tate. La Tate Modern compte en propre 25 conservateurs et une équipe éducative dont il ne connaît pas les effectifs exacts — les autres secteurs étant mutualisés.

Programme éducatif avec batailles de ketchup

Si la Tate Modern est un succès (5,3 millions de visiteurs en 2014, quatrième musée du monde pour la fréquentation), notamment auprès des jeunes, c’est parce qu’elle fonctionne « comme une agora », souligne M. Dercon. Mais aussi, ajoute-t-il — tout en précisant : « Je m’efforce de refuser le cynisme… » —, parce qu’elle « favorise les rencontres » : « Douze pour cent des visiteurs viennent pour admirer, 12 % pour apprendre et 50 % pour faire des rencontres. » Il donne également d’autres raisons à cette réussite : « Depuis Marcel Duchamp, l’espace culturel des arts plastiques s’est ouvert, le public n’est plus spécialisé, et le musée est désormais capable d’accueillir d’autres disciplines. On a besoin d’autres configurations spatiales. C’est ce que cherchent aussi la danse et le théâtre. Par exemple, le chorégraphe Boris Charmatz est venu avec 90 danseurs invités. Le public l’a vu travailler, le Turbine Hall s’est transformé l’espace d’une soirée en dance floor [piste de danse]. »

Mieux encore, il considère que le musée, en pleine revitalisation, aide des genres en voie d’extinction : « La pop music est en train de disparaître ; le musée lui donne une histoire. C’est d’ailleurs ce que fait le MoMa [Museum of Modern Art, à New York], qui combine design, arts et musique. » Il programme donc des performances et des concerts (Kraftwerk, groupe allemand de musique électronique fondé en 1970 et redevenu furieusement tendance, par exemple). Ce brouillage des frontières correspond à sa définition du travail d’un commissaire d’exposition : « Mettre deux objets ensemble. » La Tate Modern réorganise régulièrement les collections, offrant des parcours thématiques et non plus chronologiques, associant les artistes contemporains « arrivés » aux avant-gardes classiques (« Poésie et rêve », autour des surréalistes, comportait une « chambre d’artiste » consacrée à Joseph Beuys). Appuyée sur le « management horizontal » prôné par M. Dercon, qui se défend d’imposer un choix artistique, cette démarche entend mêler les publics, séduire, surprendre, en dehors des savoirs académiques.

Le musée se fait centre d’initiation à l’art, y compris par le biais du développement créatif personnel : « programme éducatif », éveilleur, comme « Live Art for adults and kids » — qui propose de faire des vêtements à partir d’aliments, de se lancer dans une bataille de ketchup, etc. —, et animations diverses souhaitées notamment par le Department for Culture, Media and Sport, plus ou moins l’équivalent d’un ministère de la culture, en direction des moins favorisés et des minorités. Autant d’éléments qui rappellent certaines caractéristiques de la galerie privée White Cube : il s’agit dans les deux cas de démocratiser l’accès aux avant-gardes, longtemps les plus fermées au grand public. Vertueuses, puisque contribuant à développer, sinon le savoir et la confrontation à l’œuvre, du moins un rapport décomplexé à l’art, qui, là non plus, ne s’embarrasse plus de hiérarchies, ces initiatives créent une « forte valeur ajoutée ». Ce qui, dans le cas du musée, revêt une importance déterminante pour trouver des fonds.

Car les subventions, en baisse constante, ne représentent que 30 à 40 % du budget nécessaire. La billetterie et les activités dérivées (boutiques, cafés, restaurants) ne comblent qu’une partie du manque. « Keep Tate Modern free » (« Faites en sorte que la Tate Modern reste gratuite ») : l’appel aux dons est obsédant. Mais il se prête à des variations : ticket incluant un pourcentage de don, billet glissé dans les troncs des halls et du vestiaire, cotisation de membre (à partir de 70 livres sterling), mécénat ou parrainage. Les musées ne peuvent plus acheter sur le marché de l’art, car les prix ne cessent de monter dans les ventes aux enchères : en 2015, Nurse, de Roy Lichtenstein (1964), et No. 10, de Mark Rothko (1950), ont été vendus respectivement 95,4 et 81,9 millions de dollars. Cela a pour conséquence supplémentaire de menacer jusqu’à leur capacité de réaliser des expositions, les valeurs d’assurance épousant les fluctuations du marché (5). Mais les conseils d’administration et les responsables politiques exigent des nombres d’entrées que seul peut fournir, à court terme, le recours à de grands noms. M. Dercon, qui déclare faire preuve d’un « sombre optimisme », n’hésite pas à dire aux « Olgas », comme il surnomme les épouses d’oligarques russes, nombreux à Londres : « Madame, vous avez trop d’argent. » Il fait de même auprès des « ubers », tous les « start-uppers » qui ont touché le gros lot. Et il n’a pas davantage d’états d’âme vis-à-vis du mécénat d’entreprise. Ce qui porte ses fruits.

Non seulement Hyundai a financé l’achat de neuf œuvres du Sud-Coréen Nam June Paik, mais il s’est aussi et surtout engagé pour onze ans à hauteur de 5 millions de livres. Cela peut laisser rêveur, mais l’entreprise a l’obligeance de s’expliquer de sa générosité : « Chez Hyundai, nous avons conscience de ce que les gens ont une connexion émotionnelle à l’automobile, et c’est le même sentiment qui connecte les gens à l’art de qualité (6).  » En d’autres termes, Hyundai souffre d’un déficit d’image et entreprend d’y remédier en s’associant à la « marque immatérielle » qu’est le musée. Sans doute parce que celui-ci sait aujourd’hui combiner la popularité et l’aura de l’élitaire, présenter l’art comme festif, convivial, rassembleur, dans un merveilleux mouvement d’effacement de ce qui divise ou discrimine. Ainsi, « la communication entre les artistes, les gens et les entreprises active des possibles et suggère de nouvelles visions (7) ». Une opération win-win (« gagnant-gagnant »), pour qu’advienne le meilleur des mondes, enfin harmonieux et excitant.

Affirmer sa place dans la sphère de la distinction

Le nouveau (très, très) riche, surgi en masse au début des années 1990, est également l’objet de toutes les convoitises. Il investit dans l’immobilier ou les diamants, mais c’est pour affirmer sa place dans la sphère de la distinction qu’il devient collectionneur, et souvent patron (mécène) de musées, ce qui lui donne accès à leurs conseils d’administration. Il finit de plus en plus souvent par ouvrir son propre musée : M. Bernard Arnault à Paris avec la Fondation Louis Vuitton, M. Pinault à Venise, Mme Dasha Zhukova (une « Olga » de choc, la femme de M. Roman Abramovitch) avec le Garage Center for Contemporary Culture à Moscou, etc. Leur générosité n’est pas vraiment désintéressée : s’ils financent le musée, réputé lieu par excellence de l’expertise, de l’indépendance intellectuelle et du savoir, c’est qu’il donne à un artiste une valeur qui se répercute immédiatement sur le marché. Que les huit comités d’acquisition de la Tate Modern soient composés non seulement de prescripteurs mais aussi de mécènes a le mérite de la clarté.

L’affaire est donc presque simple côté business. Elle l’est moins côté musée. « La réserve d’artistes que les sponsors ou les mécènes privés sont prêts à financer est très petite. En 1999, Jackson Pollock n’était pas un nom possible à la Royal Academy of Arts », observe M. Jeremy Lewison, directeur des collections pour l’ouverture de la Tate Modern, qu’il a quittée en 2002 pour devenir conseiller indépendant. Désormais membre de la Royal Academy of Arts, une institution privée dirigée par des artistes et des architectes, il ne partage pas l’euphorie générale, à laquelle participe même le Department for Culture, Media and Sport, qui aime saluer l’esprit entrepreneurial des musées. Pour M. Lewison, « tout le monde fait la même chose, exploite les mêmes noms d’un bout du monde à l’autre. Les musées sont condamnés aux blockbusters ». Jeff Koons, Ai Weiwei, Bill Viola : des artistes devenus des people, tandis que « pour les XIXe et XXe siècles, les valeurs sûres, ce sont Paul Cézanne, les impressionnistes, Vincent Van Gogh, Paul Gauguin, Edvard Munch, Henri Matisse, Pablo Picasso, Salvador Dalí, Andy Warhol et, plus récemment, Francis Bacon, Mark Rothko, Alberto Giacometti ». Mais qui décide de la valeur d’un artiste ? Le marché. Pour percer, il faut au débutant un talent stratégique, un bon réseau et surtout un marchand. Ce dernier lui assurera une présence dans les médias et dans les coûteuses foires internationales (8), qui « suscitent des œuvres spécifiquement conçues pour elles », selon M. Lewison.

Les acheteurs, toujours les mêmes, interviennent en tant que donateurs dans la conception des expositions. De façon générale, les frontières entre l’industrie et l’institution sont poreuses : Ai Weiwei, après une exposition très courue à la Royal Academy of Arts, a fait l’événement début 2016 au grand magasin parisien Le Bon Marché Rive gauche, propriété de M. Arnault ; les Serpentine Galleries, institutions publiques londoniennes, sont soutenues par la Fondation Luma de Mme Maja Hoffmann, héritière des laboratoires pharmaceutiques Hoffmann-La Roche — M. Hans-Ulrich Obrist, codirecteur des Serpentine, étant l’un de ses conseillers. Et même si M. Dercon souhaite « refuser le cynisme », il reconnaît avec flegme que « l’art est devenu une monnaie, qui s’échange en particulier dans les ventes aux enchères » — notamment celles de Sotheby’s et de Christie’s (propriété depuis 1998 de M. Pinault), dont les performances sont aussi capricieuses que celles de la Bourse. Et seuls « 3 % des artistes en profitent ». Mais, par leurs œuvres « souvent provocantes, voire choquantes », ces 3 % que l’on voit partout empêcheraient le monde de « tomber dans un conformisme bourgeois » et l’inciteraient à « se mettre en cause », selon les propos pince-sans-rire de M. Pinault (9).

L’œuvre est toujours « vibrante, éphémère, dynamique »

Contre le « conformisme bourgeois », les « éléments de langage » qui se répètent sur les panneaux explicatifs dans les salles de la Tate comme sur les murs des diverses galeries d’art contemporain proposent des valeurs ineffables. L’œuvre, toujours « vibrante, éphémère, dynamique », est « flux, magnétisme » et surtout « résistance », mot fétiche. En bref, l’ensemble est « inspirant ». Fait de purs « bibelots d’inanité sonore », comme disait Stéphane Mallarmé, ce code global pour un art global, que l’on retrouve à New York, Berlin ou Paris, rend bien compte de l’obsession de la nouveauté, de la sensation, et du dédain pour la réflexion au profit du « ressenti ». Le musée, en développant « l’edu-tainment », comme dit M. Lewison, entre mission éducative et entertainment — divertissement —, célèbre une modernité identifiée au fun, à la connexion, à l’illusion de l’accès libre, rendu égal et rapide pour tous, sur fond d’hybridation des arts et de posture antisystème. C’est la manifestation de ce pouvoir d’influence que valident la presse généraliste — très lue —, les sponsors et le public, unis par les mêmes goûts ; et, sans cette validation, on est vite démodé et marginalisé. Comme le dit M. Dercon, « on vit dans un cercle qui tourne en rond ». Il ajoute sereinement : « De toute façon, le système va imploser. »

On ne sait s’il faut partager ce point de vue (optimiste), mais il est vrai que certains signaux apparaissent. En particulier, le penchant des collectionneurs et des musées à retourner aux avant-gardes des années 1950 : Karel Appel, Hans Hartung, Jean Dubuffet reviennent à la mode, et leur cote monte. Besoin, chez les « nouveaux héritiers » bardés de dollars et prenant peu à peu conscience de leur ignorance, de découvrir les vieilles valeurs, selon M. Dercon ; crainte que la bulle n’éclate, peut-être aussi. Gerhard Richter, l’artiste européen le plus coté, déclarait en mars 2015 à l’hebdomadaire allemand Die Zeit, après la vente de sa peinture Abstraktes Bild (1986) pour le prix record de 46,3 millions de dollars : « Ce montant a quelque chose de choquant (10). »

Aujourd’hui, M. Lewison a ajouté à ses activités de conseiller et d’historien de l’art une participation au conseil d’administration d’un théâtre londonien, et en parle avec une passion mesurée mais évidente. En 2017, M. Dercon prendra la direction de la Volksbühne, très important théâtre berlinois dirigé depuis 1992 par le metteur en scène Frank Castorf. Il semble n’avoir guère hésité « entre les rituels des levées de fonds et les rituels du théâtre ». Venue à Londres dans l’espoir illusoire d’y trouver une énergie unique en Europe, une jeune artiste française rencontrée à la Serpentine Sackler Gallery, où elle est gardienne, n’hésite pas davantage : elle en a assez de la colocation à quatre en grande banlieue, sans espace pour un atelier, avec l’obligation de travailler à plein temps pour payer le loyer et les transports. Elle rentre en France.

En juin 2016, la Tate Modern ouvrira son « extension », une pyramide torsadée de dix étages qui l’agrandit de 60 %. Et elle cherche 30 millions de livres sterling. Au même moment, la White Cube proposera l’un de ses « artistes universellement acclamés » dans une galerie temporaire installée à Glyndebourne. Chaque été, il s’y déroule un festival d’opéra réputé pour le charme unique de ses pique-niques, auxquels on prend part en robe de soirée et smoking. Le prix de la place tourne autour de 400 livres sterling (environ 500 euros). Il n’est pas exclu qu’on y traite de l’art contemporain comme agent de changement social.

(1) Pour comprendre cette obsession du blanc et du vide, cf. Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Presses du Réel, Paris, 2008.

(2) Utopie négative.

(3) « Jack l’Eventreur » est le surnom donné à un assassin de prostituées de l’East End en 1888, qui ne fut jamais identifié.

(4) Mme Frances Morris vient de lui succéder, mais n’était pas encore en poste lors de notre visite.

(5) Au Royaume-Uni, l’Etat donne sa garantie à travers le Government Indemnity Scheme (GIS). Ce n’est pas le cas dans tous les pays.

(6) « Hyundai pour 11 ans avec la Tate Modern », The Art Marketing Company, 23 janvier 2014.

(7) « Art Insight #13 : Chris Dercon », http://brand.hyundai.com

(8) Lire Anne Vigna, « Au Brésil, des collectionneurs d’art très courtisés », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

(9) Cité dans Roland Moreno, Victoire du bordel ambiant, L’Archipel, Paris, 2011.

(10) ArtNet News, 23 décembre 2015.