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Clearblue m’a ciblée : quand la pub te rappelle que tu es en âge de procréer

par Emilie Brouze, Rue 89
22 Août 2016

Elles ont vu et revu sur YouTube la pub pour les tests de grossesse Clearblue : cette forme « d’incitation à la procréation » les agace. Elles n’auraient pas eu la même réaction devant la télé.

Vous êtes confortablement installés dans votre canapé ou à votre bureau, entre midi et deux, et vous errez sur YouTube, happé par un lien qu’un de vos amis a partagé. Vous tombez sur la chaîne d’un youtubeur jeux vidéo, vous cliquez. Une pub vous barre la route.

Dans un monde parallèle couleur pastel et symétrique, deux femmes se font face, attablées dans une cuisine ouverte rangée au poil. Elles jouent mal et le doublage en français est grossier :

« Je suis enceinte.

– [yeux écarquillés] Vraiment ?

– De deux semaines.

– T’as vu le médecin ?

– Pas encore, mais j’ai fait ce test de grossesse Clearblue. »

Cette dernière fait surgir de sous la table la preuve à son amie. Qui s’exclame :

« Oh la la, je crois que je vais pleurer ! »

Tu enfanteras, ma fille

Quand les nullipares que nous sommes ont été victimes à plusieurs reprises de ces images, la première réaction fut l’agacement (« prière de cibler quelqu’un d’autre, merci »), mêlé à la désagréable sensation d’une petite intrusion dans la vie privée.

Visiblement, nous ne sommes pas les seules : sur Twitter, des femmes partagent leur irritation. Celles qui n’ont pas (encore) envie d’avoir des enfants se sentent ramenées à une injonction de procréation.

« C’est un message à la femme qui est en moi pour dire qu’il est temps de songer à avoir des enfants », regrette ainsi Céline, 25 ans. Une « propagande moderne », ajoute cette apprentie libraire, qui rappelle que ne pas vouloir d’enfants reste encore mal vu pour une femme.

Pour celles qui ne peuvent pas en avoir ou essaient en vain, cette pub est une cruelle piqûre de rappel qui surgit sur leur écran. Et puis il y a toutes celles qui ne la supportent plus, mais passons sur cette catégorie-là.

Céline aimerait bien savoir pourquoi elle est visée par Clearblue, dont elle voit généralement les spots avant des vidéos de jeux :

« Ma consommation Internet se résume à des sites d’actualités littéraires ou geeks. »

C’est aussi le cas d’Alice, 15 ans, qui souligne qu’elle n’a pas une utilisation spécialement « féminine » d’Internet et trouve la situation « très agaçante ».

« Jeune femme en âge de procréer »

Le spot a beau être neuneu, on n’aurait certainement pas eu la même réaction devant la télévision. Parce que la pub à la télé est démocratique : elle s’adresse à tout le monde au même moment. Ce qui est irritant sur Internet, c’est qu’elle soit ciblée. Et qu’on le sache.

Avec la pub ciblée, vous n’êtes plus la jeune femme qui rêve de parcourir le monde et a redécouvert le plaisir des mots croisés le week-end dernier. Mais « une jeune femme en âge de procréer ». Violence.

La chanson est connue. Les publicitaires payent cher pour toucher les profils de consommateurs qui les intéressent. Profils calculés via les cookies que n’importe quel site (Rue89 compris) refile à votre navigateur pour vous suivre à la trace.

Si vous cherchez des claquettes pour l’été sur Amazon, vous êtes sûrs d’en bouffer pendant toute la semaine sur d’autres sites que vous visiterez. Outre les cookies, les marques utilisent aussi les informations que l’on donne à Google via nos comptes Gmail, YouTube, Google Maps, etc. (âge, genre, centres d’intérêts, position géographique…) et qu’il est possible de désactiver.

Historique des sites consultés

Clearblue ne fait pas exception, nous confirme la directrice de la marque, Lesley Foster. Depuis un peu plus de deux ans, l’entreprise a changé de stratégie en abandonnant la télé pour tout miser sur la publicité en ligne, notamment sur YouTube. Le site leur permet de s’adresser massivement à de potentiels clients préalablement ciblés. Lesley Foster précise :

« Nous ciblons les femmes en âge de procréer. Avec les données Google quand elles sont disponibles, et les cookies quand on n’a que ça. »

Les hommes sont donc hors-cible. On peut trouver ça triste, mais l’écrasante majorité des personnes qui achètent des tests de grossesse sont des femmes, justifie Lesley Foster.

Quant à la tranche d’âge visée, c’est « confidentiel ». La directrice de la marque affirme que ce n’est « pas avant 18 ans, pour des raisons éthiques », en tout cas selon le brief donné à YouTube. « Nous nous fions à la précision de Google qui apprécie l’âge des utilisateurs », indique Lesley Foster.

Le moteur de recherche dresse en effet votre profil d’utilisateur : « Nous déduisons votre âge et votre sexe en fonction des sites web que vous avez consultés », expliquait Google en 2012.

Miroir social

Récapitulons : ni votre grand-mère de 80 ans, ni votre mec qui a la trentaine ne devrait théoriquement tomber sur le spot.

Dans un article publié sur Rue89 en 2014, nous vous parlions d’un écueil de la pub en ligne : la personnalisation excessive fait qu’elle peut devenir aux yeux des internautes insupportable et inquiétante. Pour le professeur américain Joseph Turow, le rejet de la pub ciblée viendrait du miroir social qu’elle nous renvoie.

« Les publicités et offres commerciales sont des signaux : elles alertent les gens sur leur position sociale. Si vous recevez en permanence des annonces pour des voitures bas-de-gamme, des vacances tout près de chez vous, des fast-foods, et d’autres produits qui reflètent l’appartenance à une classe sociale défavorisée, votre perception des chances que vous offre le monde sera plus limitée que celle d’une personne qui reçoit des pubs pour des voyages plus lointains et des produits de luxe… »

Le prof en communication parle ici de classes sociales. Mais ça vaut aussi pour le genre et les tranches d’âge. La pub Clearblue est comme cette tante qui demande d’un air entendu « C’est pour quand ? » à chaque repas de famille.

Les réactions des internautes montrent finalement qu’ils ont compris, à force d’articles de presse et de documentaires (comme l’excellent « Do Not Track »), le principe de la publicité ciblée et de la collecte d’infos personnelles.

Après, ta mère croit que t’es enceinte

Les histoires de tracking à vous glacer le sang et les algorithmes fous qui nous surveillent sont partout. Ce sont nos dames blanches du XXIe siècle, qu’on ne se raconte pas au coin d’un feu de camp mais au détour d’un post Facebook. Le canon du genre est d’ailleurs une histoire de grossesse.

C’est à cause de la pub ciblée qu’un Américain a appris que sa fille de 16 ans était enceinte. Elle n’arrêtait pas de recevoir des pubs pour les couches de la part du supermarché Target. Après enquête, on a découvert que le supermarché en question avait collecté toutes sortes de données, via la carte de fidélité et la consultation de son site internet, pour deviner les femmes qui en étaient à leur second semestre et les « capturer dans leur filet ».

Du coup, certains internautes ont intégré cette logique, au risque de devenir paranoïaques. En se mettant par exemple à suspecter un proche pour une pub ciblée.

« T’as une sœur ? » demande sur Twitter un internaute à @TheMiniSquirrel qui racontait voir tout le temps la pub Clearblue et se poser des questions. Réponse : « Oui, mais elle est plus jeune. » L’internaute (usant de second degré ?) en conclut :

« Bah te pose plus de questions. Elle l’a fait sans se protéger. [Maintenant] elle est bien dégoûtée : / »

Clearblue est coincé ?

Lesley Foster est consciente de ces problématiques et que le sujet est « sensible » (elle aussi lit les réactions sur les réseaux sociaux).

« Nous pensons que notre ciblage est raisonnable et éthique. Nous ne faisons pas de ciblage par centre d’intérêt. Parce que nous pensons que ce ne serait pas bien. »

En clair, « même si c’était possible », Clearblue ne voudrait pas cibler les femmes qui ont réellement besoin d’un test de grossesse (celles qui essaieraient de tomber enceinte, par exemple). Clearblue est « coincé » entre le marteau et l’enclume (Lesley Foster dit, en anglais, « between the devil and the deep blue sea ») :

S’ils ciblent parfaitement bien les femmes susceptibles de vouloir un enfant, cela devient flippant pour les internautes qui les reçoivent.
En ciblant avec l’âge et le genre, ils tombent forcément sur des femmes qui ne veulent ou ne peuvent pas avoir d’enfants.
Plus pragmatiquement, si la diffusion massive du spot entraîne des ratés, elle permet tout de même de toucher des potentiels clients qui s’ignorent. Lesley Foster :

« Les femmes ne pensent pas au test de grossesse jusqu’au moment où elles en ont besoin. Et on ne sait jamais quand ça arrive. »

Un message pour changer de sexe ?

Il y a le ciblage théorique mais dans la pratique, Google et les autres touchent aussi carrément à côté. Robin, 21 ans, a eu plusieurs fois le droit à la pub Clearblue avant de regarder un clip ou des vidéos de youtubeurs qu’il apprécie (Squeezie, Antoine Daniel…). Clearblue essaie-t-il de lui dire de changer de sexe ? Robin s’est souvent posé la question de pourquoi il était ciblé :

« Est-ce parce que j’écoute de la musique pop majoritairement chantée par des femmes et qu’ils en concluent que je suis une femme ? Parce que j’ai regardé des bandes-annonces de comédies romantiques ? Parce qu’une fois j’ai regardé une vidéo d’Enjoyphœnix ? Je ne sais pas du tout. »

A écouter Robin, on se pose la question : comment faire pour ne plus subir cette pub mal doublée ? Il y a Adblock, mais on peut aussi vider nos cookies régulièrement et configurer nos paramètres Google pour partager le moins possible d’informations aux sites.

Il y a aussi une façon plus drôle : tromper l’algorithme et se faire passer pour un vieux mâle infertile. On peut par exemple (on vous laissera compléter la liste) :

Taper « couches pour incontinents pas chères en promo » sur un site marchand.
Regarder des youtubeurs séniors.
Acheter en ligne quelques petites pilules bleues.
Regarder des heures durant « Pyramide » en streaming.