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Ouisa Kies: “Il ne s’agit pas de monstres, mais d’individus en rupture”

par Pierre Duquesne, 16 Juin 2016.

Ouisa Kies

Sociologue
et spécialiste de la radicalisation, Ouisa Kies déplore l’absence de
politique de prévention de l’État sur le long terme.

 

Larossi
Abballa avait déjà été condamné à trois ans de prison en 2013 parce
qu’il appartenait à une filière de recrutement afghano-pakistanaise.
S’agit-il d’une défaillance ?


Ouisa Kies: Les services de renseignement
surveillent les personnes déjà condamnées pour terrorisme. Celles-ci
sont automatiquement une fiche S. La DCRI sait aussi que ceux qui
passent à l’acte ne sont pas ceux qui ont tenu les premiers rôles dans
d’autres affaires, et qu’il s’agit surtout des jeunes qui ont un passé
de délinquants de droit commun. De personnes victimes de violences, au
départ, avant de la retourner vers d’autres, et qui mettent un jour
cette violence au service du sacré, de leur point de vue. S’agit-il
d’une défaillance ? Les personnes condamnées ou suspectées de terrorisme
ne sont pas des benêts. Ils savent pour la plupart qu’ils sont sur
écoute, qu’ils sont surveillés et sont donc très discrets.
L’introspection est la règle. Ils sont en avance sur les moyens
techniques employés ; ils s’adaptent. Larossi Abballa a agi de façon
isolée. Cela complexifie encore le travail des renseignements qui ne
peuvent détecter la moindre préparation. Et comme l’on ne peut pas
mettre un policier pour surveiller tout le monde, il faut donc miser sur
la prévention. Il ne faut plus attendre que ces individus passent à
l’acte. Il faut intervenir avant, en renforçant la prévention.


Comment ?


OUISA KIES: Il faut d’abord comprendre
pourquoi ils sont en rupture, en situation de violence vis-à-vis de leur
propre société, dans laquelle ils ont grandi. Nous avons tendance à les
voir comme des monstres. Ils sont dangereux, parce qu’ils passent à
l’acte, mais ils ne sont pas fous. Les djihadistes ont des convictions
politiques ou religieuses. On doit entendre ces convictions, ne
serait-ce que pour être en capacité de les contrer. Certains djihadistes
sont de vrais idéologues, avec une théorie rationnelle de leur combat, à
l’image des militants d’extrême gauche des années 1970. Mais il y a
aussi beaucoup de jeunes paumés, fragiles, qui trouvent à travers ce
combat une manière de se projeter, de se réaliser, d’être quelqu’un. Ce
n’est un hasard s’ils ont toujours le même profil depuis l’affaire
Merah. Ils sont jeunes, entre adolescence et premières années d’adultes.
Ils ont derrière eux des années de violences subies, sociales ou
familiales, avant d’être eux-mêmes auteurs de violence, et de tomber
dans la délinquance. Il ne faut pas non plus minorer l’effet de la
surmédiatisation. Quand on filme en direct l’assaut contre Merah ou de
l’Hyper Cacher, cela suscite aussi des vocations et renforce le passage à
l’acte. Le terroriste devient un héros, qui est allé au bout des
frustrations ressenties par de nombreux jeunes. Attaquer des policiers
n’est pas non plus innocent : c’est un moyen d’envoyer un message à tous
ces jeunes, et ils sont nombreux, qui ont la haine des policiers, de la
justice, et de les faire tomber dans le camp de Daech…


Des centres de déradicalisation sont pourtant financés…


OUISA KIES: La radicalisation, il faut
arrêter de considérer qu’il s’agit d’un processus exceptionnel, avec la
nécessité d’experts pour y remédier. Selon moi, c’est un phénomène
classique de rupture avec la société. Ceux qui passent à l’acte
présentent des parcours classiques d’entrée dans la délinquance, ou
d’absence de communication dans la famille. Mais depuis 20 ans, les
gouvernements successifs n’agissent pas. Un comité interministériel de
prévention de la délinquance et de la radicalisation existe. Mais le
gouvernement ne joue pas son rôle de coordination. Or il s’agit d’une
question politique fondamentale : offrir une perspective aux jeunes des
quartiers populaires. Ceux qui ont les moyens envoient leurs enfants
dans les écoles privées, transformant les écoles publiques en ghettos
alors qu’elles devraient faire de la prévention et développer l’esprit
critique. Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, je croise beaucoup
d’individus radicalisés en prison. Beaucoup assistent pour la première
fois à une confrontation d’idées. C’est extrêmement choquant. Des profs
me contactent aujourd’hui parce qu’ils sont démunis. Des élèves font du
copier-coller de la revue de Daech dans leur copie de philo. L’État
annonce des sommes énormes à dépenser dans des temps courts pour faire
de la lutte contre la radicalisation, et pendant ce temps-là, on
supprime des subventions aux structures qui faisaient de la prévention
de puis des années et pour celles qui faisaient le suivi des sortants de
prisons. Dans certaines villes, on a supprimé à tour de bras des postes
d’éducateurs de rue. Qui faisaient du travail de liens. Or, c’est de
cela dont on a besoin ces jeunes : du lien, de l’estime de soi, d’aider à
se projeter.