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Maurice Lemoine : “La déstabilisation au Venezuela suit le même schéma qu’au Chili en 1972ˮ




Traduit par 
Luis Alberto Reygada, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Original: “La desestabilización en Venezuela sigue el patrón de Chile en 1972ˮ
Entrevista a Maurice Lemoine, escritor y periodista francés, exjefe de redacción de Le Monde Diplomatique

Le
journaliste Maurice Lemoine a publié un livre au sujet des stratégies
putschistes mises en place dans divers pays latino-américains : «
Les enfants cachés du général Pinochet : Précis de coups d’État modernes et autres tentatives de déstabilisation».
Il analyse les techniques utilisées par les médias conservateurs dans
le but d’influencer les opinions publiques et légitimer la
déstabilisation. Interview à l’occasion de la présentation de la version
espagnole du livre à Quito, en Équateur.



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Photo Daniel Molineros, El Telégrafo

Vous
avez fait des recherches sur les coups d’État en Amérique latine et
vous considérez qu’il y a des similitudes avec ce qui se passe
aujourd’hui dans certains pays dirigés par des gouvernements
progressistes. Quarante ans après, quelles sont ces similitudes ?


Je me trouvais à Caracas le 11 avril 2002, lors du coup d’État contre
le président Hugo Chavez, et j’étais à des points stratégiques comme le
pont Llaguno, ce qui m’a permis d’être un des premiers à pouvoir
expliquer ce qui s’est réellement passé ce jour-là, photographies à
l’appui. Je me trouvais aussi en Bolivie en 2008 lors de la tentative de
déstabilisation du gouvernement d’Evo Morales et je connais aussi bien
les cas du Honduras -ce qui est arrivé au président Manuel Zelaya [1]-
et de l’Équateur [2]. C’est ce qui m’a poussé à écrire un livre sur les
« coups d’État light » (Les enfants cachés du général Pinochet, 2015
[3]), mais j’ai pensé que pour pouvoir mieux comprendre notre actualité
il fallait d’abord étudier les coups d’État des années 60 et 70, ce qui
m’a permis de trouver les différences et les similitudes dans les
techniques employées. Par exemple si vous analysez ce qui se passe
aujourd’hui au Venezuela, la déstabilisation économique mise en place
suit exactement le même schéma qu’au Chili en 1972.






Discréditer l’image d’un gouvernement fait partie de ce schéma ?


Oui, ils commencent par discréditer l’image du gouvernement et
ensuite ils créent une tension économique. Nous avons pu l’observer
l’année dernière lorsque tout d’un coup les médias ont diffusé dans le
monde entier la nouvelle qu’il n’y avait plus de papier toilette au
Venezuela. On peut se demander comment d’un jour à l’autre il peut ne
plus y avoir de papier toilette, mais c’est une campagne qui amuse tout
le monde et qui participe à diffuser l’image d’un pays en plein chaos.

En 1972 non plus on ne trouvait plus de papier hygiénique au Chili et
pour les mêmes raisons, ce qui se passe est très simple : ils cherchent
à importuner la population. Aujourd’hui au Venezuela il faut 4 heures
pour faire son marché parce que dans les supermarchés il n’y a plus de
riz, plus de farine… et les gens doivent se débrouiller et chercher
ailleurs parce que les entrepreneurs ne distribuent plus les
marchandises, préférant les revendre à des réseaux informels qui
revendent ces produits dans la rue à des prix 3 ou 4 fois supérieurs.
Ainsi est provoqué le désapprovisionnement et l’agacement de la
population… en plus de l’inflation.

C’est ainsi que vous parvenez à ce que les gens commencent à penser
: ”si nous continuons de voter pour Nicolas Maduro, cette situation va
continuer”, et c’est ainsi que vous parvenez à affaiblir la base
populaire qui soutient le gouvernement. Le même type de sabotage a eu
lieu au Chili en 1973 lorsque la grève des camionneurs a eu lieu, avec
des conséquences terribles dans un pays qui mesure 4000 Km de long.
Retrouver un même modèle de déstabilisation à plusieurs dizaines
d’années de séparation permet de penser qu’il ne s’agit pas d’un hasard
mais plutôt de techniques déjà connues par ceux qui les mettent en place
et qui nous permettent de dire qu’il s’agit de coups d’État.

La seule différence c’est qu’il ne s’agit plus de coups d’État
militaires comme ce fut le cas avec Pinochet, car aujourd’hui ils sont
plus prudents et astucieux. Au Honduras en 2009, un commando militaire a
sorti le président Zelaya de sa maison, il a été expulsé au Costa Rica
et le pouvoir a été remis à des civils. Au Venezuela en 2002 un groupe
de militaires a séquestré Chavez, l’a fait emprisonner dans en île au
large de Caracas et le pouvoir a aussi été remis à des  civils.


Le fait de remettre le pouvoir à des civils est une façon de légitimer un coup d’État ?


Le fait de remettre le pouvoir d’ un civil à un autre permet de dire
que le président était mauvais, qu’il a violé la Constitution et qu’il
s’agit d’un processus de transition, mais c’est quand même un coup
d’État. L’objectif est de confondre la communauté internationale, peu
importe si les habitants du pays en question ne se laissent pas
eux-mêmes duper. À Quito, les citoyens savent très bien ce qui s’est
réellement passé le 30 septembre 2010, bien que certains continuent de
nier qu’il y ait eu une tentative de coup d’État.



Les
militants étrangers qui ont participé aux Rencontres Latino-américaines
Progressistes 2015, en septembre dernier à Quito, ont dit que lors des
évènements du 30 septembre 2010 les médias informaient qu’il y avait un
soulèvement populaire et non pas de la police. Quel souvenir gardez-vous
de ce jour-là?


Les journalistes de droite savent bien que l’information doit
contenir une certaine dose de véracité afin de pouvoir légitimer un
mensonge. Dans le cas du 30 septembre 2010 en Équateur, ce que les
médias internationaux ont surtout souligné c’était l’imprudence du
Président de se rendre au Régiment de Quito et ils ont rejeté la faute
sur lui en signalant qu’il aurait provoqué un mécontentement des
policiers au sujet de revendications salariales.

Nous pouvons citer comme autre exemple les événements survenus en
août dernier [4]. Nous savons qu’en Équateur une partie de la population
est indigène, et les mobilisations du mois d’août ont été présentées
comme « les indigènes contre Rafael Correa », sans préciser qu’il
s’agissait en fait d’une fraction de cette population qui, comme l’a
souligné le président Correa, représente moins de 3% des électeurs.

En Europe nous avons souvent une vision romantique des indigènes, en
plus d’un sentiment de culpabilité à cause de la Conquête et de
l’ethnocide qui s’en suivit, donc par définition l’indigène est bon,
l’analyse ne va pas plus loin… alors qu’il y a  des indigènes de droite,
progressistes, conservateurs, etc. On observe cette simplification à
chaque fois que l’on traite de l’Équateur ou de la Bolivie. Pour le
Venezuela, les médias préféreront parler de « société civile » plutôt
que de droite ou d’extrême-droite.


La stratégie de la droite en Amérique latine consiste à « émouvoir » la communauté internationale?


Un lecteur européen qui lit dans son journal « la société civile
proteste contre les mesures du Président Maduro » se sentira proche de
celle-ci. En 2014, les médias disaient qu’au Venezuela les étudiants
protestaient contre Maduro, mais sans jamais préciser qu’il s’agissait
d’étudiants d’extrême-droite qui qualifiaient Maduro de dictateur.

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Et la rapidité avec laquelle ces nouvelles se propagent accentue le discrédit d’un gouvernement…


Les médias n’organisent pas les coups d’État, mais ils défrichent le
terrain en préparant l’opinion publique internationale à l’accepter une
fois le moment venu. En France, on nous a rabâché que Chavez  était un
dictateur depuis le début de son mandat, et maintenant c’est au tour de
Maduro. C’est la même chose pour Rafael Correa.

Mais aujourd’hui, des organismes supranationaux comme l’Unasur et le
Celac permettent [aux pays progressistes] de résister à ces attaques de
la droite. Et il est important de remarquer que ce que les médias
appellent « communauté internationale » ne signifie en fait que « USA +
Europe », alors que le monde ne se limite pas à cela. Lorsque le
président Barack Obama a publié le décret qui considérait le Venezuela
comme une menace pour la sécurité des USA, celui-ci a été dénoncé par
l’Alba, l’Unasur, la Celac, le G77+Chine et le Mouvement des Pays
Non-Alignés, c’est-à-dire par 2/3 des membres de l’ONU. A moins que les
Africains, les Asiatiques et les Latino-américains ne fassent pas partie
de la « communauté internationale ».


Les chaînes d’info internationales font partie de ce rouage…


Grâce à l’internet on se rend compte que l’information se limite
souvent au « copier-coller ». En Europe nous constatons un phénomène, il
existe un journal qui définit la ligne à suivre : El País,
d’Espagne. Pour des raisons historiques l’Espagne a toujours été proche
de l’Amérique latine, donc les européens considèrent que les Espagnols
connaissent mieux cette région, alors qu’ El País est en fait le
porte-parole des multinationales espagnoles et le journal le plus
hostile envers la gauche latino-américaine. De plus, ce média est
actionnaire de Caracol –en Colombie–  et du Monde, ce qui aide à comprendre comment fonctionne le système médiatique.



Les ONG qui défendent la liberté d’expression bouclent la boucle ?


Je suis journaliste fervent défenseur de la liberté d’expression,
ainsi que du droit à l’information. Et de ce point de vue, les
Latino-américains ont plus avancé que les Européens dans les projets de
régulation du spectre médiatique qui n’autorisent pas les banques à
investir, ce qui est positif, et qui destinent un tiers de ce spectre
aux médias communautaires.

Les médias privés dénoncent l’existence de “lois bâillon” dans ces
pays, dénonçant une « absence de liberté d’expression », mais pourtant,
quand je viens en Équateur par exemple, je lis tous les journaux et je
regarde les journaux télévisés, et il me semble bien qu’il existe une
liberté d’expression et sinon que l’on m’explique en quoi cela
consiste ! Des ONG comme Fundamedios, Reporters Sans Frontières (RSF) ou
la Société Interaméricaine de Presse (SIP) bouclent la boucle. [5]

Le Monde Diplomatique avait dénoncé le fait que RSF était financé par la New Endowment for Democracy (NED)
et l’extrême-droite cubaine de Miami, et nous avons été attaqués pour
ça. [6] Aujourd’hui nous savons que la NED a remis plus d’un million de
dollars à l’opposition équatorienne et plus de 2 millions à l’opposition
vénézuélienne, l’année où ont eu lieu les violences de rue. [7]


NdT

[1] – Le
28 juin 2009, le président du Honduras Manuel Zelaya s’est fait
séquestrer en pleine nuit par l’armée puis emmener de force au Costa
Rica. Il s’était attiré les foudres de l’opposition, du patronat, des
forces armées, de certains secteurs religieux et des médias suite au
lancement d’une consultation populaire sans caractère contraignant
visant à envisager l’élaboration d’une nouvelle Constitution politique,
nécessaire selon lui pour mettre en place les transformations sociales
permettant d’éradiquer les inégalités et la misère dans son pays (au
Honduras 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et plus de
40 % du revenu national provient des envois d’argent des émigrés). La
participation des USA au coup sera confirmée plus tard…Lire Retour des «gorilles» au Honduras – Maurice Lemoine, 1er juillet 2009, Le Monde Diplomatique (
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-07-01-Honduras). Vous pouvez aussi consulter le recueil d’articles Coup d’État au Honduras réalisé par le site Mémoire des Luttes (consulté le 11/11/2015) : http://www.medelu.org/-Coup-d-Etat-au-Honduras-, l’interview de M. Zelaya publiée le 21 septembre 2010 par la revue Marianne Pour Zelaya, Obama ignore le coup d’Etat au Honduras (http://www.marianne.net/Exclusif-pour-Zelaya-Obama-ignore-le-coup-d-Etat-au-Honduras-1-2_a197682.html).
 [2] – Le
30 septembre 2010, Rafael Correa a subit une tentative de coup d’État.
Des centaines de policiers se sont soulevés dans les principales villes
du pays, bloquant l’aéroport et prenant le contrôle de l’Assemblée
nationale. Le président équatorien, qui a évité la mort de peu, a
accordé un entretien à l’édition espagnole du Monde Diplomatique, publié
ici en français : 
https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2011-01-11-Rafael-Correa-Il-y-eut-bien (11 janvier 2011).
 [3] – Les enfants cachés du général Pinochet – Précis de coups d’État modernes et autres tentatives de déstabilisation – Maurice Lemoine, éditions Don Quichotte – 2015. Brève présentation du livre ici : http://www.legrandsoir.info/les-enfants-caches-du-general-pinochet-precis-de-coups-d-etat-modernes-et-autres-tentatives-de-destabilisation.html.
Nous recommandons aussi vivement la lecture de la très intéressante
interview réalisée par Thierry Deronne à l’occasion de la sortie du
livre ici: “Réfléchir avec les Latino-américains” : entretien avec
Maurice Lemoine pour la sortie de son livre “Les enfants cachés du
général Pinochet” 
: 
https://venezuelainfos.wordpress.com/2015/03/31/reflechir-avec-les-latino-americains-entretien-avec-maurice-lemoine-pour-la-sortie-de-son-livre-les-enfants-caches-du-general-pinochet/
 [4] – Début
août la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur a lancé
un mouvement de manifestations -parfois violentes- pour protester contre
le gouvernement de Correa. Sur ce sujet nous vous invitons à lire
l’excellente analyse de Romain Migus, un Français résidant sur place : Tentatives de déstabilisation en Équateur. Réflexion sur l´indigénisme occidental  (31 août 2015) 
http://www.legrandsoir.info/tentatives-de-destabilisation-en-equateur-reflexion-sur-l%C2%B4indigenisme-occidental.html.
 [5] – Nous vous renvoyons à la lecture de l’article de Nils Solari La Société interaméricaine de presse (SIP) contre l’émancipation médiatique(Acrimed
– 2010) afin d’obtenir un aperçu de cette organisation créée dans le
but de « stopper tout élan d’émancipation – notamment médiatique – qui
pourrait faire obstacle aux intérêts privés et à la politique étrangère
états-unienne au niveau des Amériques » : 
http://www.acrimed.org/La-Societe-interamericaine-de-presse-SIP-contre-l-emancipation-mediatique.
[6] – Au
sujet de Reporters Sans Frontières, lire l’article du journaliste
Hernando Calvo Ospina publié en juillet 2007 par Le Monde Diplomatique Financements sans frontières
https://www.monde-diplomatique.fr/2007/07/CALVO_OSPINA/14910.
L’organisation française avait été exclue en 2012 de la liste
d’Organisations Non Gouvernementales associées à l’UNESCO (voir
l’article de Jean-Guy Allard: 
http://www.legrandsoir.info/l-unesco-exclut-reporters-sans-frontieres-affiliee-a-la-cia-pour-ses-methodes-de-travail-controversees-rebelion.html).
 [7] – En
février 2014, des manifestations et des blocages de rues débutent dans
diverses villes du Venezuela. Les blocages se transformeront en
véritables barricades (les « guarimbas ») tenues par des groupes
d’extrême-droite très violents et qui causeront -sur plusieurs mois- la
mort de 43 personnes. Lire à ce sujet :



–       Venezuela : La fabrique de la terreur – Romain Migus (26/03/2014): 
http://www.legrandsoir.info/venezuela-la-fabrique-de-la-terreur.html




–       Que se passe-t-il réellement au Venezuela ? Questions fréquemment posées – Venezuela Solidarity Campaign, (27/02/2014):
http://www.legrandsoir.info/que-se-passe-t-il-reellement-au-venezuela-questions-frequemment-posees.html




–       Venezuela, les “guarimbas” et le silence européen – Alex Anfruns, (09/07/2015): 
http://www.michelcollon.info/Venezuela-les-guarimbas-et-le.html?lang=fr




–       Venezuela : incitation à la violence – La Jornada (08/04/2014): 
http://www.legrandsoir.info/venezuela-incitation-a-la-violence-la-jornada.html